U.R.S.S. - Histoire

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Depuis le début des années 1990, la disparition de l’U.R.S.S., l’accès aux sources historiques, la libération de la mémoire ont ouvert une nouvelle étape qui permet de mieux comprendre le passé récent, mais encore largement méconnu d’un des pays qui ont le plus marqué l’histoire du XXe siècle. Rarement illusions, erreurs de jugement ont été aussi largement partagées. L’accès fermé aux documents, la forte charge politique, idéologique, émotionnelle qu’a représentée, durant la majeure partie du XXe siècle, un pays qui se présentait lui-même comme radicalement différent, ont déréglé les pendules du temps historique, soumis kremlinologues et soviétologues à de redoutables tentations, entre la recherche des «secrets du Kremlin» et celle d’un modèle théorique qui permettrait de trouver une cohérence globale au «système soviétique».

Les approches globalisantes des uns et des autres ont souvent souffert d’abstraction. Partant de l’idée d’un État tout-puissant exerçant un contrôle absolu sur une société atomisée, devenue docile à la suite d’un endoctrinement massif, le modèle totalitaire en est venu à négliger nombre de composantes de la réalité historique de ce que l’on pourrait, à juste titre, appeler la «période soviétique de l’histoire russe»: le tissu social, la culture et les contre-cultures qui modèlent, souvent plus que les dogmes officiels, les relations entre la société et l’État, les espaces d’autonomie du social et du démographique, plus nombreux qu’on ne l’a souvent écrit. Loin d’avoir été un système figé, résultat d’un processus historique maîtrisé par un parti-État omnipotent, le «système soviétique» a évolué, passant d’un système totalitaire sous Staline à un système que l’on pourrait qualifier d’autoritaire au cours des trois décennies de «sortie du totalitarisme» (milieu des années 1950-milieu des années 1980) qui ont précédé l’implosion de l’U.R.S.S.. S’impose alors la problématique du «changement de modèle», qui seule permet de conceptualiser un cheminement historique dynamique, riche en virages, en volte-face, en débats, en alternatives, en évolutions. La situation nouvelle créée par la disparition de l’U.R.S.S. et l’ouverture d’une partie de ses archives devrait permettre, sans pour autant banaliser le parcours extraordinairement tragique, paroxystique, de la période soviétique de l’histoire russe, de mieux comprendre l’évolution d’un système moins monolithique qu’on ne l’a généralement présenté, mais néanmoins incapable de se réformer en profondeur sans perdre sa spécificité.

1. Années de formation et de survie (fin 1917-1921)

La mise en place de la dictature bolchevique

«Une fois que nous aurons pris le pouvoir, nous ne le lâcherons plus», avait annoncé Lénine.

Dès la fin d’octobre 1917, les bolcheviks, qui viennent de prendre le pouvoir, le 25, à l’issue d’un coup d’État, prennent un certain nombre de mesures autoritaires: fermeture des journaux «bourgeois», contrôle de la radio et du télégraphe, arrestation de personnalités des partis d’opposition, tant «bourgeois» que socialistes. Le 28 novembre, les membres du Parti constitutionnel-démocrate sont proscrits comme «ennemis du peuple», une notion inédite et lourde de conséquences. Le 7 décembre est créée la Tcheka (Commission extraordinaire panrusse de lutte contre la contre-révolution, la spéculation et le sabotage), véritable police politique du nouveau régime, ancêtre du K.G.B. Le 19 janvier 1918, le gouvernement bolchevique fait dissoudre l’Assemblée constituante, réunie la veille. Les élections à la Constituante, prévues dès le printemps 1917, ont donné la majorité aux socialistes-révolutionnaires (plus de 40 p. 100 des suffrages exprimés, contre 22 p. 100 aux bolcheviks). Pour Lénine, le suffrage universel, source de «majorités formelles», doit s’incliner devant le «droit suprême» – le succès de la révolution, incarnée par les bolcheviks et légitimée par la marche en avant de l’histoire.

Après avoir dissous l’Assemblée, le gouvernement restreint les prérogatives du Congrès des soviets, réduit l’autonomie de toutes les institutions nées au cours des révolutions de 1917 – soviets, comités d’usine, syndicats, gardes rouges, comités de quartier – qui avaient participé à la fois à la destruction des institutions traditionnelles et lutté pour l’affirmation et l’extension de leur propre compétence. Première des revendications ouvrières, le «contrôle ouvrier» des travailleurs sur la gestion des entreprises est rapidement écarté au profit d’un contrôle de l’État, dit «ouvrier», sur les entreprises.

Une incompréhension mutuelle s’installe entre les ouvriers, obsédés par le chômage, la dégradation continue de leur pouvoir d’achat, la faim, et un gouvernement désireux, par souci d’efficacité économique, de fixer des limites à l’autogestion et de procéder aux premières nationalisations. Dès le mois de décembre 1917, le nouveau régime doit faire face à une vague de revendications salariales et de grèves politiques, menées par l’opposition socialiste (mencheviks et socialistes-révolutionnaires) qui proteste contre la mainmise totale des bolcheviks sur le pouvoir. En quelques semaines, les bolcheviks perdent l’essentiel du capital de confiance qu’ils avaient accumulé, dans une partie du monde ouvrier, durant l’année 1917.

De la guerre impérialiste à la guerre civile

La conclusion de la paix est une priorité pour les bolcheviks. Sans paix, c’est l’avenir même de la révolution russe et de la révolution mondiale qui est menacé. Un armistice est conclu le 15 décembre 1917 avec les Puissances centrales, mais le traité de Brest-Litovsk n’est signé que le 3 mars 1918, à la suite de tractations dramatiques pour des dirigeants bolcheviques profondément divisés sur la tactique à mener face aux exigences croissantes des Empires centraux. La majorité est en faveur de la poursuite d’une «guerre révolutionnaire». Léon Trotski, alors commissaire du peuple aux Affaires étrangères, propose de prolonger indéfiniment les négociations jusqu’au point de rupture, puis d’annoncer que la Russie se retire de la guerre, mais ne signe pas la paix. Face à cette position utopique, Lénine prône l’acceptation – aussi dure fût-elle – des conditions de l’adversaire: dans le contexte chaotique d’une Europe en guerre à la veille d’une révolution mondiale, tout traité risque d’être bientôt caduc. Le 23 février 1918, après que les armées allemandes eurent avancé de 400 kilomètres en cinq jours, Lénine parvient, à une courte majorité, à imposer son point de vue. Le traité de Brest-Litovsk consacre la perte, par rapport à 1914, de 800 000 kilomètres carrés: la Russie perd l’Ukraine et la Finlande, qui deviennent indépendantes, les pays Baltes et une partie de la Biélorussie qui sont occupés par l’armée allemande, Kars, Batoum et Ardahan, cédés à la Turquie. Ces territoires perdus représentent 32 p. 100 de la production agricole du pays, 23 p. 100 de la production industrielle, 75 p. 100 du charbon et du fer. «Céder de l’espace pour gagner du temps» – telle est, pour Lénine, la raison d’être de ce diktat. Mais la trêve est de courte durée. À la guerre impérialiste succède la guerre civile.

«Quiconque reconnaît la guerre de classes doit reconnaître la guerre civile, avait écrit Lénine en septembre 1916. La guerre civile représente dans toute société la continuation, le développement et l’accentuation naturels de la guerre de classes.» Contrairement à la vulgate, la guerre civile ne fut pas imposée aux bolcheviks. Ils l’acceptèrent comme une «continuation naturelle» de la révolution.

Affrontement multiforme, phénomène complexe mettant en jeu des intérêts politiques, nationaux, sociaux, la guerre civile russe provoque une régression sociale, démographique et économique sans précédent, une brutalisation durable des rapports entre l’État et la société, une transformation du bolchevisme théorisant et intellectuel des années pré-révolutionnaires en une idéologie de «modernisation» d’un type très particulier.

Cette guerre civile ne saurait être réduite, comme elle l’a longtemps été, à une lutte entre «Rouges» (bolcheviks) et «Blancs» (tsaristes). Elle apparaît comme un entremêlement inextricable d’affrontements, quatre ans durant, sur des fronts mouvants.

Une première catégorie d’affrontements oppose des gouvernements concurrents, disposant d’une force armée régulière et d’un appareil d’État. À ce type d’affrontements «institutionnalisés» correspondent les conflits entre le régime bolchevik et les dizaines de gouvernements antibolcheviques éphémères qui apparaissent, dans diverses régions de l’ex-Empire russe, en 1918-1919.

L’année 1918 est marquée par des affrontements de faible envergure, périphériques et toujours localisés, entre le régime bolchevique et des forces d’opposition divisées (gouvernement cosaque du Don de l’ataman Alexis Kaledine; Armée des volontaires, embryon de la future Armée blanche; comité des constituants de Samara, d’obédience socialiste-révolutionnaire).

1919 est l’année des grandes campagnes militaires entre des armées blanches désormais nombreuses (plusieurs centaines de milliers d’hommes), soutenues par les anciens alliés de la Russie (Français et Anglais) et une Armée rouge réorganisée sur la base du service militaire obligatoire. Les Blancs lancent trois grandes offensives, mal coordonnées, contre les bolcheviks qui tiennent, au centre de la Russie, un territoire réduit à la Moscovie historique. En mars 1919, l’amiral Koltchak organise, depuis ses bases de l’Oural, une offensive en direction de la Volga. Après des succès initiaux, il est contraint de battre en retraite, faute d’avoir su coordonner ses mouvements avec ceux de l’armée du général Denikine, partie du Don vers l’Ukraine et la Russie centrale. Lancée en mai 1919, l’offensive de Denikine, appuyée au nord-ouest par celle du général Ioudenitch dirigée contre Petrograd, parvient, en septembre, à moins de quatre cents kilomètres de Moscou. Néanmoins, en octobre, une puissante contre-offensive de l’Armée rouge repousse les troupes blanches jusqu’en Crimée, où Denikine cède le commandement des restes de l’armée au baron Wrangel qui poursuit une résistance sans espoir jusqu’en novembre 1920.

La deuxième composante de la guerre civile est la dimension nationale. La révolution d’octobre 1917 a libéré les tendances centrifuges. Le décret sur les nationalités (15 novembre 1917) reconnaît l’égalité et la souveraineté des peuples, le droit à l’autodétermination, à la fédération, à la sécession. Il stimule les aspirations à l’autonomie et à l’indépendance qui s’étaient déjà manifestées avec force tout au cours de l’année 1917. En quelques mois, Polonais, Finnois, Baltes, Ukrainiens, Géorgiens, Arméniens, Azéris proclament leur indépendance. Rapidement débordés, les bolcheviks doivent faire marche arrière, pour ne pas perdre l’essentiel de leur assise territoriale et ne pas voir leur pouvoir réduit à la seule Russie. La guerre civile est aussi une guerre de reconquête, par le centre russe et bolchevique, des périphéries de l’ex-Empire tsariste et des nationalités qui s’étaient émancipées depuis 1917. Cette guerre de reconquête ne s’achève qu’en 1921 pour le Caucase, en 1922-1923 pour l’Asie centrale.

La troisième composante de la guerre civile est celle du «front intérieur»: les conflits entre les autorités – qu’elles soient blanches ou rouges – et tous ceux qui s’opposent aux mesures autoritaires (réquisitions, conscription, suspension des libertés fondamentales) prises par chaque camp. Des millions de paysans, déserteurs et insoumis, les «Verts», jouent un rôle souvent décisif dans l’avancée ou la déroute de l’un ou l’autre camp. À l’été de 1919, les désertions et les révoltes paysannes contre la conscription dans l’Armée rouge et dans les détachements de «l’armée de réquisition» bolchevique favorisent la progression des forces de Denikine. À l’inverse, quelques mois plus tard, le soulèvement des paysans sibériens exaspérés par le rétablissement des droits des propriétaires fonciers dans les territoires contrôlés par les Blancs transforme la retraite de l’amiral Koltchak en déroute. En Ukraine, se développe, sous la direction de l’anarchiste Nestor Makhno, un authentique mouvement paysan qui combat les Blancs comme les Rouges. Dans la province de Tambov, les partisans paysans d’Alexandre Antonov tiennent les campagnes pendant deux ans. La guerre civile russe est aussi une immense jacquerie paysanne, commencée à l’été de 1917 avec l’appropriation par la violence des terres des grands propriétaires, une guerre des campagnes contre toute forme d’ingérence extérieure, contre le pouvoir de la ville, pour le maintien de la propriété familiale, la fin des réquisitions et de la conscription, la liberté du commerce, le respect des traditions locales, la pérennité de la commune villageoise comme mode ancestral de «self-government» paysan.

De ces trois guerres civiles, les bolcheviks en remportent deux – contre les Blancs et les nationalités. Dans la troisième – contre la paysannerie – ils doivent composer.

Le communisme de guerre

Ensemble de mesures extraordinaires, souvent improvisées, prises pour gagner la guerre civile, le communisme de guerre est à la fois la réponse d’un pouvoir dictatorial engagé dans une guerre totale dont dépend sa survie et une expérimentation largement utopique ayant pour objectif «le passage immédiat à la production et à la répartition communistes» (Lénine).

Les bolcheviks ont pris le pouvoir sans programme économique précis, dans un pays à l’économie délabrée par trois années de guerre et de révolution. Les circuits d’échanges entre villes et campagnes sont coupés, les transports désorganisés, la production industrielle a chuté de 75 p. 100 par rapport à 1913. Après avoir rejeté l’expérience autogestionnaire du «contrôle ouvrier», Lénine, fasciné par le modèle allemand d’économie de guerre, prône le «capitalisme d’État».

Le communisme de guerre est ainsi caractérisé par une longue suite de mesures qui concentrent toutes les ressources matérielles et humaines du pays entre les mains du pouvoir étatique central. Sont successivement nationalisées les banques, la flotte marchande, les grandes entreprises, puis l’ensemble des petites entreprises. L’État établit le monopole du commerce extérieur (4 mai 1918), puis du commerce intérieur: tous les magasins sont «municipalisés» (21 novembre 1918). Les produits de grande consommation sont rationnés, en fonction de l’origine sociale et du travail de chacun, ouvriers et militaires recevant des rations prioritaires, bien que dérisoires. Dans un grand élan d’utopie, les bolcheviks envisagent même d’abolir l’argent et le paiement des services urbains. Ces expérimentations, qui concernent une minorité, se heurtent à un obstacle fondamental: la résistance du monde rural, c’est-à-dire de plus de 85 p. 100 de la population. Nourrir les villes, seuls points d’ancrage du pouvoir, est la priorité du régime. Rejetant l’économie de marché, les bolcheviks décident (mai-juin 1918) la réquisition des produits agricoles. Les opérations doivent être menées par des «détachements de ravitaillement», que sont censés épauler d’éphémères «comités de paysans pauvres». Mais les communautés paysannes restent solidaires face au pouvoir de la ville. Les réquisitions provoquent des milliers de révoltes, qui culminent en 1920-1921 en une véritable guerre paysanne. Mal ravitaillées, soumises à la disette, au froid, au chômage, les villes se vident de leurs habitants. Les ouvriers désertent les usines, dont la production est arrêtée faute de combustible, et s’en retournent dans les campagnes, à la recherche de moyens de subsistance.

Face à la résistance du corps social, le régime multiplie les mesures coercitives: introduction du livret de travail, censé limiter la mobilité de la main-d’œuvre, «mobilisation générale du travail» (travail obligatoire pour tous les citoyens de seize à cinquante ans), militarisation des usines. Les grèves ouvrières sont sauvagement réprimées (Toula, Astrakhan, mars 1919), les militants mencheviques, socialistes-révolutionnaires, anarchistes pourchassés et emprisonnés. Les effectifs de la Tcheka ne cessent de croître (70 000 hommes au début de 1919; plus de 200 000 au début de 1921). Les camps de concentration (regroupant «otages», «ennemis de classe» et «éléments étrangers» arrêtés préventivement en vertu d’une simple mesure administrative) et les camps de travail (où sont enfermés ceux qui ont fait l’objet d’une condamnation) comptent, à l’été 1921, entre 150 000 et 300 000 détenus.

Militarisation intégrale de l’économie, mesures dictatoriales et terreur contribuent, de manière décisive, à la victoire d’un régime auquel les grandes puissances ne donnaient, en 1918, pas la moindre chance de survie.

Malgré un nombre de désertions encore très élevé (au moins 2 millions en 1919-1920), l’Armée rouge, réorganisée sur la base de la conscription, encadrée par des officiers de carrière ralliés aux bolcheviks, représente une force considérable (jusqu’à 600 000 hommes en état de combattre, sur plusieurs millions de mobilisés), bénéficiant de toutes les priorités économiques. Une des grandes forces des bolcheviks est leur capacité de lier question sociale et question nationale. Ils parviennent, malgré l’impopularité de leur politique de réquisitions, à se présenter à la fois comme les garants de la réforme agraire et comme les défenseurs de la mère patrie, menacée par les interventionnistes étrangers alliés des Blancs. Sur ces deux terrains décisifs, leurs adversaires, divisés par des ambitions personnelles, bons militaires mais piètres politiciens, commettent des fautes politiques qui leur sont fatales.

Le tournant de 1921

La dernière armée blanche vaincue, le régime doit affronter (automne 1920-été 1921) une flambée sans précédent de révoltes paysannes. Contre les Aigles noirs (paysans tatars et bachkirs) de la province de Samara, contre les détachements anarchistes de Makhno, contre l’armée paysanne du socialiste-révolutionnaire Antonov qui tient la province de Tambov, le gouvernement bolchevique lance de véritables expéditions militaires punitives, utilisant gaz asphyxiants et aviation, déportant les populations de centaines de villages. La résistance paysanne est vaincue avec l’arrivée, en 1921, d’une terrible famine qui ravage les régions de la Volga, où une grande sécheresse, endémique dans ces régions, aggrave les dégâts causés par des années de réquisition. Plus de cinq millions de personnes meurent de faim. Ces morts s’ajoutent aux deux millions de personnes emportées par le typhus et aux deux millions de victimes de la guerre civile.

Dans les villes en proie à la disette, où la population a fortement diminué (en 1921, Moscou et Petrograd ont perdu la moitié de leur population par rapport à 1917), l’agitation ouvrière est endémique. En janvier-février, grèves et marches de la faim se multiplient. Le 28 février, les marins de la base navale de Kronstadt, située au large de Petrograd, se mutinent. Leurs revendications rejoignent celles de la majorité des ouvriers de Petrograd en grève: élections libres de soviets, liberté de presse et de réunion pour toutes les forces socialistes, suppression des réquisitions et rétablissement du marché libre, fin de la dictature de la «commissarocratie bolchevique».

Tout en réprimant sans pitié la Commune de Kronstadt au terme de dix jours de combats acharnés (8-18 mars 1921), le gouvernement bolchevique, qui vient de réunir, à Moscou, le Xe congrès du parti, est contraint de faire des concessions, face au mécontentement populaire général. Les réquisitions sont remplacées par un impôt en nature; la liberté du commerce est rétablie; quelques mois plus tard (juillet 1921), les petites entreprises (moins de 21 salariés) sont dénationalisées. Ces mesures inaugurent une nouvelle politique économique, la N.E.P. L’État, cependant, conserve le contrôle exclusif des «hauteurs dominantes» – grandes entreprises, banques, richesses du sous-sol, monopole du commerce extérieur.

Après quatre années de révolution et de guerre civile, Lénine aboutit à des opinions très voisines de celles que professaient, en 1917, tous les socialistes qui le combattaient, à savoir que le passage au socialisme demanderait du temps.

La libéralisation économique ne va pas de pair, cependant, avec une démocratisation politique. Au contraire: une nouvelle vague de répression s’abat sur les mencheviks, les socialistes-révolutionnaires, l’Église orthodoxe (campagne de confiscation des objets du culte en 1922) l’intelligentsia (expulsion de plus de cent intellectuels prestigieux en 1922). Le renforcement de la dictature politique n’épargne pas le parti bolchevique lui-même: le Xe congrès proscrit les fractions au sein du Parti bolchevique; les militants sont soumis à une purge sévère. L’accroissement des pouvoirs d’organes bureaucratiques de contrôle et de nomination (Orgburo, secrétariat du comité central, dirigé depuis le 4 avril 1922 par Joseph Staline) se double d’une surveillance policière des communistes soupçonnés de «fractionnisme».

Les contradictions entre l’assouplissement de la mainmise étatique sur l’économie et le renforcement de la dictature politique témoignent de la fragilité du tournant de la N.E.P.

2. La parenthèse de la N.E.P. (1921-1929)

Entre deux cataclysmes – la guerre civile et la collectivisation – les années de la N.E.P. apparaissent comme une pause, une trêve. C’est le temps des débats sur le fédéralisme, sur les voies de développement du pays, sur l’avenir de la révolution. Le pays se reconstruit, mais cette reconstruction, sur fond d’archaïsme social et d’autarcie, ne suit pas les voies vers lesquelles la direction du parti bolchevique souhaite faire avancer le pays. La dictature politique et le volontarisme stalinien ne peuvent s’accommoder longtemps d’un développement économique et social qui leur échappe.

Le temps des débats

D’intenses débats agitent les milieux dirigeants bolcheviques durant les années 1920.

Le premier porte, en 1922-1923, sur la nature du lien fédéral qui doit unir la R.S.F.S.R. (République socialiste fédérative soviétique de Russie) aux autres républiques socialistes (Ukraine, Biélorussie, Transcaucasie). Cette question est l’occasion d’un affrontement majeur entre Staline, commissaire du peuple aux nationalités, qui souhaite que le gouvernement de la R.S.F.S.R. soit aussi celui de la fédération, et Lénine pour lequel la fédération doit unir des républiques égales. Soupçonné par Lénine de mener une politique de «chauvinisme grand-russien», Staline doit s’incliner. Le 30 décembre 1922, la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie et la Transcaucasie signent le traité qui fonde l’Union des républiques socialistes soviétiques (U.R.S.S.). Le 31 janvier 1924 est ratifiée la Constitution de l’U.R.S.S. Malgré ses dispositions fédérales, ce texte favorise le contrôle du centre sur les pouvoirs républicains. Les républiques délèguent, en effet, des compétences fondamentales (représentation internationale, défense, sécurité, commerce extérieur, budget, monnaie, crédit) aux organes fédéraux, le Soviet de l’Union et le Soviet des nationalités. Au cours des années 1920, Moscou procède à de nombreux remaniements territoriaux, à l’issue desquels trois nouvelles républiques fédérées sont créées (Tadjikistan en septembre 1924, Turkménistan et Ouzbékistan en mai 1925), ainsi que plusieurs républiques autonomes.

Un second débat porte sur les voies de développement de l’U.R.S.S. Comment moderniser et industrialiser un pays avant tout rural, le faire passer au socialisme? Dans ses derniers écrits (Mieux vaut moins, mais mieux ; De la coopération ), Lénine développe l’idée, selon laquelle la N.E.P., instaurée «pour de bon et pour longtemps», doit permettre un développement équilibré entre l’industrie et l’agriculture, créer une «alliance ouvrière et paysanne». Il ne faut pas «brusquer les choses», tenter d’«inculquer par une propagande brutale les idées communistes dans les campagnes». Seule une «révolution culturelle» de longue haleine pourra vaincre «l’ignorance semi-asiatique» des masses paysannes et ouvrir la voie au socialisme.

Comment mettre en œuvre cet ambitieux programme-testament de Lénine? De 1923 à 1929, deux lignes s’affrontent, au sein de la direction bolchevique: une ligne dite «de gauche», défendue avec le plus de constance par Trotski, Gueorgui Piatakov, Evgueni Preobrajenski, et une ligne dite «de droite», dont le principal théoricien est Nicolas Boukharine. Dès 1923, Trotski prône le développement prioritaire de l’industrie. La «crise des ciseaux» (différence entre les hauts prix industriels et les bas prix agricoles) ayant révélé la faiblesse d’une industrie incapable de fournir des produits manufacturés bon marché, il faut en priorité, selon lui, augmenter la productivité industrielle, mettre fin à la «disette de marchandises». Pour financer les investissements industriels, réaliser «l’accumulation socialiste primitive», il est nécessaire de «pomper», temporairement, l’agriculture, par le biais d’un système fiscal pénalisant la paysannerie (surtout aisée) et par l’inégalité des termes de l’échange.

Selon Boukharine, une telle politique ne peut que «tuer la poule aux œufs d’or». Il faut, au contraire, satisfaire en priorité les besoins de la paysannerie, jouer à fond la carte de l’économie de marché. Tel est le sens de son discours du 17 avril 1925, au cours duquel il appelle les paysans à «s’enrichir, sans craindre aucune contrainte» et à avancer «à pas de tortue» vers le socialisme.

Jusqu’à la fin de 1927, Staline se garde bien de prendre une position claire vis-à-vis du problème crucial des voies de développement économique du pays. Se posant en médiateur, s’identifiant à une ligne «centriste», se déterminant en fonction d’une stratégie politique à un moment donné, il mobilise toute son énergie dans les luttes politiques pour le pouvoir.

Les luttes politiques pour le pouvoir (1922-1927)

Années de vifs débats, les années de la N.E.P. sont aussi une période d’affrontements décisifs pour le pouvoir au sein de la direction bolchevique. Cinq ans après la mort de Lénine (21 janvier 1924), Staline est parvenu à écarter les principaux dirigeants historiques du bolchevisme – Trotski, Zinoviev, Kamenev, Boukharine, Piatakov –, pour s’affirmer comme le nouveau Lénine.

Plusieurs facteurs expliquent le succès de Staline, longtemps considéré, selon le mot célèbre de Trotski, comme «la plus éminente médiocrité de notre parti». D’abord, un sens indéniable de la manœuvre politique, tout entière tournée vers la maîtrise des mécanismes et des structures d’autorité au sein du parti. Cette maîtrise est obtenue grâce à un sens aigu du clan (où l’on retrouve, à des postes clés, les fidèles staliniens de la «diaspora caucasienne»: Grigori Ordjonikidze, Abel Enoukidze, Lavrenti Beria, Kirov, et du groupe de Tsaritsine: Klementi Vorochilov, Semen Boudienny, Molotov) et du clientélisme, ainsi qu’à la mainmise sur un certain nombre de postes clés (secrétariat du comité central, commission centrale de contrôle, comité exécutif central) qui permettent de contrôler les nominations des cadres et de s’assurer de solides appuis dans les appareils. La force de la position stalinienne tient aussi à son identification avec la ligne centriste, donc juste, du comité central, à sa grande simplicité (Le Socialisme dans un seul pays ) et à son extrême schématisme qui la rendent accessible à une majorité de militants peu éduqués et peu formés politiquement. À la fin des années 1920, le parti bolchevique, qui a connu une très forte croissance à la suite de campagnes massives d’adhésion, compte 1 300 000 membres et stagiaires (avant d’être membres à part entière, les futurs communistes doivent effectuer une période probatoire d’un à trois ans en fonction de leur origine sociale). Tandis que le nombre des bolcheviks d’origine ne cesse de diminuer (en 1927, il ne reste que 8 000 communistes ayant adhéré avant février 1917), on assiste à une «plébéianisation» du parti, qui, incontestablement, joue en faveur de Staline.

Les diverses péripéties de la lutte pour le pouvoir reflètent à la fois les grands débats sur les voies de développement de l’U.R.S.S., les nouvelles données sociologiques d’un parti en pleine mutation, et les manœuvres politiciennes du clan stalinien.

L’unité de surface de la direction bolchevique se fissure dès qu’il apparaît que Lénine, frappé par une troisième attaque cérébrale (10 mars 1923) ne reviendra plus au pouvoir. Le plenum du comité central de septembre 1923 se divise sur deux questions: celle des «ciseaux» – une courte majorité se dégage en faveur d’un abaissement des prix industriels – et celle de la discipline du parti. Le 15 octobre 1923, quarante-six vétérans de la révolution, conduits par Trotski, adressent au comité central une déclaration dénonçant la «dictature de l’appareil». Ce texte ayant été condamné comme «plate-forme fractionniste», Trotski publie (11 décembre 1923) un article, Le Cours nouveau , qui appelle à la démocratisation du parti. Cet article, à son tour, est condamné comme «déviation antiléniniste». La polémique entre la majorité de la direction bolchevique et Trotski se poursuit durant toute l’année 1924, au cours de laquelle il développe dans Les Leçons d’Octobre ce qui allait devenir un des principaux thèmes du trotskisme: la trahison de la révolution par les forces «thermidoriennes» staliniennes. Condamné une nouvelle fois au plenum du comité central de janvier 1925, Trotski, très affaibli politiquement, doit abandonner son poste de commissaire du peuple à la Guerre, qu’il occupe depuis 1918.

Durant l’année 1925, une autre polémique, de plus en plus acerbe, oppose Staline, soutenu par Boukharine, à Zinoviev, Kamenev et Nadejda Kroupskaïa, la veuve de Lénine. Centré sur les questions cruciales de la nature de la N.E.P. (alternative ou parenthèse?), de la politique à mener vis-à-vis de la paysannerie, le débat débouche sur un conflit entre les autorités centrales et l’organisation du parti de Leningrad, dirigée par Zinoviev. Mis en minorité au XIVe congrès (décembre 1925), celui-ci perd son poste à Leningrad, où il est remplacé par le stalinien Kirov.

En 1926-1927, à l’exception de Boukharine, les principaux opposants à Staline se rassemblent en une «Opposition unifiée», regroupant Zinoviev, Kamenev, Trotski et ses partisans (Karl Radek, Piatakov, Preobrajenski, Vladimir Antonov-Ovseïenko, etc.) ainsi que des militants d’anciennes oppositions internes au parti (Alexandre Chliapnikov, Alexandra Kollontaï). Ce rassemblement hétéroclite reste très fragile: ses partisans ont déjà perdu la majeure partie de leurs responsabilités; les multiples filtres qui bloquent toute diffusion de pensée hétérodoxe et la crainte pathologique des fractions inculquée aux organisations de base entravent la diffusion des idées de l’opposition, qui n’a d’autre solution que de s’organiser clandestinement, se mettant ainsi dans l’illégalité. Traquée par la police politique, la Guépéou, qui a remplacé la Tcheka en 1922, dénoncée dans la presse, l’opposition est sévèrement condamnée au plénum du comité central d’octobre 1927. Trotski et Zinoviev sont exclus du comité central. Trotski fait préparer par ses partisans, publiquement, un dernier coup d’éclat: le 7 novembre 1927, pour le dixième anniversaire de la révolution, des manifestants, avec Zinoviev et Radek à Leningrad, Trotski et Preobrajenski à Moscou, déploient au milieu de la foule des pancartes avec leurs mots d’ordre. Le 14 novembre, Trotski et Zinoviev sont exclus du parti. Quatre-vingt-treize autres militants en vue de l’opposition sont exclus lors du XVe congrès (2-19 décembre 1927), véritable rituel de liquidation de l’opposition. Kamenev et Zinoviev y font leur autocritique. Refusant cette humiliation, Trotski et ses partisans s’exilent le 17 janvier 1928 à Alma-Ata (Kazakhstan). La victoire de Staline est presque totale.

Révolution permanente ou socialisme dans un seul pays?

Avec la fin de la guerre civile et la victoire du régime bolchevique, les grandes puissances ont pris acte de l’existence, de facto, de la Russie soviétique. Toujours très isolée, celle-ci tente, dans les années 1920, de réintégrer progressivement la communauté des nations, mais à ses propres conditions, sans payer les dettes de l’État tsariste ni renoncer à son rôle de centre de la révolution mondiale.

Par sa dualité, la politique extérieure de l’U.R.S.S. est sans précédent. D’une part, elle noue des rapports diplomatiques et commerciaux normaux avec d’autres puissances. D’autre part, elle contrôle, de plus en plus étroitement – par l’intermédiaire du Komintern, ou IIIe Internationale, créé en mars 1919 – l’activité des partis communistes nationaux, dont le but ultime est de déstabiliser les gouvernements existants avec lesquels l’U.R.S.S. entretient des relations normales. Au début des années 1920, cette dualité renvoie à un dilemme central: d’un côté, l’U.R.S.S., en tant qu’État fragilisé par des années de guerre civile, aspire à la paix et à la stabilité; d’un autre côté, toute stabilisation internationale diminue les chances d’une révolution mondiale, objectif ultime de la révolution d’octobre 1917. Ce dilemme a des implications directes sur les débats politiques intérieurs opposant, dans les années 1920, Staline, théoricien de la construction du socialisme dans un seul pays, à Trotski, théoricien de la révolution permanente. L’isolement de l’U.R.S.S., la dualité de sa politique extérieure, les âpres conflits qu’elle suscite au sein même de la direction bolchevique expliquent les hésitations, les retournements et les échecs de la diplomatie soviétique durant la période de la N.E.P.

Jusqu’en 1934, le principal accord international signé par l’U.R.S.S. reste celui conclu avec l’Allemagne, en marge de la Conférence économique internationale de Gênes, réunie pour discuter des réparations allemandes et des dettes russes. Le traité de Rapallo, signé le 16 avril 1922 par deux pays mis au ban des nations par les vainqueurs de la Première Guerre mondiale, prévoit notamment la reconnaissance diplomatique réciproque et l’annulation mutuelle des dettes. Cet accord est complété par un protocole secret qui permet à la Reichswehr (l’armée allemande) de disposer, en U.R.S.S., de centres d’entraînement et de fabrication d’armements que le traité de Versailles, signé le 28 juin 1919, lui interdit de détenir. Cette collaboration dure jusqu’en 1933.

Avec la France et la Grande-Bretagne, les relations restent difficiles. Certes, en 1924, le gouvernement travailliste britannique de James Ramsay Mac Donald et le gouvernement français dirigé par Édouard Herriot, reconnaissent l’U.R.S.S. de jure. Mais les syndicats soviétiques ayant soutenu activement les grévistes anglais en 1926, le gouvernement conservateur rompt les relations diplomatiques avec l’U.R.S.S. (mai 1927). Avec la France, les deux principaux sujets de friction restent la question des dettes de l’ex-Empire russe, que le gouvernement soviétique refuse d’honorer, et la politique française d’alliances en Europe de l’est, que l’U.R.S.S. estime dirigée contre elle.

La diplomatie soviétique se montre très active en Chine. En 1922-1924, l’U.R.S.S. négocie à la fois avec le gouvernement «officiel» de la République chinoise, et avec le Kuomintang. L’envoyé du Komintern en Chine, Mikhaïl Borodine, joue un rôle clé dans l’entrisme des communistes chinois au sein du Kuomintang. Cette politique complexe qui vise à exploiter les «contradictions internes du mouvement nationaliste chinois», débouche sur un échec majeur: le massacre de milliers de communistes chinois par les forces de Tchang Kaï-chek à Shanghai (12 avril 1927), suivi de l’écrasement de l’insurrection communiste de Canton (décembre 1927). La faillite des communistes chinois contraint Staline, qui mène alors une lutte décisive contre les oppositions dans son propre pays, à définir de nouvelles stratégies politiques sur le plan international.

La fin de la N.E.P. (fin 1927-fin 1929)

Dix ans après la révolution d’octobre 1917, le bilan de la N.E.P. apparaît à la fois satisfaisant si l’on prend en compte les données économiques essentielles – en 1927, les productions industrielle et agricole ont retrouvé leur niveau de 1913 – et frustrant pour des dirigeants qui prétendent conduire le pays vers la modernité et le socialisme. En revanche, la quantité de céréales disponible sur le marché est deux fois inférieure à ce qu’elle était en 1913; la productivité agricole a considérablement baissé; les campagnes restent une terra incognita réfractaire au nouveau pouvoir. Cette situation résulte à la fois des faiblesses structurelles de l’agriculture et de graves erreurs dans la politique économique du gouvernement. La révolution dans les villages s’est en effet traduite par un nivellement économique (disparition des grands propriétaires fonciers et affaiblissement des paysans aisés, les koulaks, deux catégories qui fournissaient avant-guerre 70 p. 100 des céréales commercialisées) et une archaïsation de la société rurale, fermée sur elle-même, mécontente de la politique des prix, très défavorables aux productions agricoles, traumatisée par l’expérience du communisme de guerre et par le souvenir des réquisitions. Dans les villes, le rythme modeste de la croissance industrielle entretient un fort chômage et un malaise social. La disparité est criante entre la société dont avaient rêvé les bolcheviks et la réalité frustrante d’un pays marqué par un sous-développement généralisé.

À la fin de 1927, prenant prétexte de difficultés économiques consécutives à une faible commercialisation, par les paysans, de leur récolte, le groupe stalinien décide de recourir à des mesures d’urgence déjà expérimentées du temps du communisme de guerre: envoi de détachements de réquisition dans les campagnes, appel aux paysans pauvres pour découvrir les stocks cachés, fermeture des marchés. Pour Staline, il est temps d’abandonner la N.E.P., les chimères d’une coopération entre les villes et les campagnes: il faut créer dans les campagnes des «forteresses du socialisme» – kolkhozes (coopératives agricoles), sovkhozes géants (fermes d’État), stations de tracteurs. La trêve sociale, observée depuis 1921, est également rompue avec l’intelligentsia non communiste et les cadres bourgeois. En avril 1928, la presse annonce la découverte d’une «entreprise de sabotage industriel» dans la région de Chakhty; cinquante-trois «spécialistes bourgeois» sont arrêtés, jugés et condamnés au cours d’une parodie de procès public censée populariser le mythe du «saboteur à la solde de l’étranger».

Durant l’année 1928, le groupe stalinien combat victorieusement les derniers opposants à la politique d’abandon de la N.E.P. Les tendances s’affrontent vivement au plénum du comité central de juillet 1928. Staline y explique que la N.E.P. est dans l’impasse, et que la paysannerie devra être collectivisée et payer un tribut élevé pour les besoins de l’industrialisation du pays, rendue urgente par «l’encerclement capitaliste» de l’U.R.S.S. Prenant la tête de l’opposition antistalinienne, Boukharine fait paraître dans la Pravda ses Notes d’un économiste (30 septembre 1928). Il y prône la réouverture des marchés, le relèvement des prix d’achat des céréales, la plus grande circonspection dans la course effrénée à la collectivisation des campagnes et à l’industrialisation. Dans un autre article, Le Testament de Lénine (21 janvier 1929), il démontre la différence fondamentale entre le plan léniniste de coopération, «pacifique, progressif et librement consenti» et le projet stalinien de collectivisation, fondé sur la contrainte. Les thèses de Boukharine, dénoncées comme droitières, sont condamnées au plenum du comité central d’avril 1929. Boukharine est écarté de la présidence du Komintern et de son poste de rédacteur de la Pravda . Discrédités par une campagne de presse d’une rare violence, les opposants de droite (Boukharine, Alexeï Rykov, Tomski) sont contraints de faire une humiliante autocritique publique.

La victoire du courant stalinien va de pair avec une véritable fuite en avant. À peine ratifié, le Ier plan quinquennal (1929-1933) est soumis à une série de révisions à la hausse, tant dans le domaine agricole (13 millions de foyers à collectiviser pour la seule année 1930, au lieu des 5 millions prévus) que dans le domaine industriel. Les pressions sur les paysans s’amplifient. Le 7 novembre 1929, Staline publie son fameux article Le Grand Tournant , fondé sur une appréciation fondamentalement erronée, selon laquelle «le paysan moyen s’est tourné vers les kolkhozes». Ce signal de la collectivisation massive et forcée marque bien la fin de la N.E.P.

3. Les années 1930, une décennie décisive

Le Grand Tournant (1929-1933)

En quelques années, l’Union soviétique est bouleversée de fond en comble par une seconde révolution qui transforme en profondeur la société et l’économie, brisant à la racine les structures et les modes de vie ruraux que la révolution de 1917 avait laissés pour l’essentiel intacts, engendrant un regain de violence et de terreur contre une société récalcitrante. Collectivisation forcée et industrialisation accélérée sont les deux faces de cette modernisation brutale.

La collectivisation forcée des campagnes est une véritable guerre déclarée par l’État soviétique contre toute une nation de petits exploitants. Loin de se borner à l’hiver 1929-1930, cette guerre dure en réalité jusqu’au milieu des années 1930, culminant en 1932-1933, années d’une terrible famine, conséquence prévisible d’une politique de prélèvement abusif, par l’État, de la production agricole. Dans le droit fil de la violence exercée contre la paysannerie durant la guerre civile, la violence de la collectivisation forcée des campagnes apparaît comme un épisode central dans la pratique de la terreur stalinienne.

Décidée le 27 décembre 1929, la liquidation des koulaks en tant que classe fixe un chiffre indicatif de 3 à 5 p. 100 d’exploitants agricoles «à dékoulakiser». Mélange de rafle policière et de règlements de compte entre paysans, cette opération se solde par la déportation vers les régions inhospitalières de la Sibérie, de l’Oural, du Kazakhstan et de la Sibérie de deux millions de paysans, abandonnés, sans vivres ni outils, en pleine taïga, ou assignés à résidence dans des «villages de peuplement spécial» près des grands chantiers du «Ier plan».

Collectivisation et «dékoulakisation» suscitent d’âpres résistances. Pour la seule année 1930, la Guépéou recense plus de quatorze mille émeutes et soulèvements paysans, qui contraignent momentanément Staline à reculer. Alors que les statistiques officielles font état de 58,6 p. 100 de foyers paysans collectivisés au 1er mars 1930, Staline se voit contraint de condamner, dans un article célèbre (Le Vertige du succès , 2 mars 1930), «les nombreuses entorses au principe du volontariat dans l’adhésion des paysans aux kolkhozes», rejetant tous les abus sur les autorités locales. Bientôt, néanmoins, après une brutale décrue des foyers collectivisés (21 p. 100 en juillet 1930), le régime réitère ses pressions: les paysans récalcitrants sont lourdement taxés, déportés à l’occasion de nouvelles vagues de «dékoulakisation». À l’automne 1931, l’État accroît les prélèvements obligatoires sur la récolte, très médiocre, des kolkhozes. Un tel prélèvement désorganise totalement le cycle productif. Entre les kolkhoziens, décidés à user de tous les stratagèmes pour conserver une partie de leur récolte, et les autorités, soucieuses de réaliser à tout prix les objectifs du plan, le conflit est inévitable. Le 7 août 1932, le gouvernement édicte une loi qui condamne à dix ans de camp tout vol aux dépens du kolkhoze. En quatre mois, plus de cent mille kolkhoziens sont condamnés pour avoir volé quelques épis dans les champs collectifs. La conséquence ultime de ce cycle prélèvement-résistance-répression est une terrible famine, totalement passée sous silence, niée par le régime soviétique jusqu’en 1988, qui fait, principalement en Ukraine, dans le Caucase du nord et au Kazakhstan, environ six millions de victimes.

En cinq ans (1929-1934), 95 p. 100 des foyers paysans sont collectivisés. L’État réussit une formidable opération d’extorsion de la production agricole: en 1934, 45 p. 100 de la production agricole totale est directement prélevée par l’État, achetée à des prix dérisoires (5 à 10 p. 100 du prix du marché) aux kolkhozes. Seule concession: l’octroi, à chaque famille kolkhozienne, d’un minuscule lopin (0,25 à 0,5 ha) qui assurera sa survie, tout en la détournant durablement du travail collectif. Mais le cheptel a diminué de 45 p. 100 par rapport à 1928, et la production céréalière de 15 p. 100. Plus grave encore: à la formidable violence exercée contre eux, les paysans répondent en travaillant le moins possible sur une terre qui ne leur appartient plus. L’État se trouve ainsi contraint de prendre la responsabilité directe d’un nombre croissant d’activités, aggravant le caractère bureaucratique et policier du régime.

L’industrialisation accélérée, lancée par le Ier plan quinquennal, révisé plusieurs fois à la hausse au cours de l’année 1930, bouleverse aussi le paysage économique et social du pays. Des centaines de chantiers sont mis en route, mais restent souvent inachevés, faute d’équipement et de main-d’œuvre qualifiée. Pour vaincre les difficultés, les objectifs du plan se transforment en défis que les entreprises d’avant-garde se doivent de relever, en présentant des contre-plans censés être réalisables grâce à «l’émulation socialiste» entre brigades d’ouvriers de choc. La mise en place d’un tel système, où la gestion bureaucratique, extensive et à court terme, des ressources fait souvent office de planification, génère inévitablement de très fortes tensions sociales. Ces tensions se traduisent par un double mouvement d’élimination des anciens cadres et spécialistes non communistes et de promotion d’une nouvelle intelligentsia technique. En 1930-1931, plusieurs grands procès, à huis clos ou publics (procès du «parti industriel») entretiennent le mythe du sabotage. Des dizaines de milliers de cadres administratifs et économiques non communistes sont révoqués et arrêtés. Parallèlement, le régime entreprend une vaste opération de promotion de communistes à des positions de responsabilité. Plus de six cent mille ouvriers communistes quittent l’usine pour un travail administratif ou pour faire des études. Cette politique contribue à modifier profondément la composition de la classe ouvrière, en pleine mutation. Elle vide les usines des ouvriers les plus expérimentés, tandis qu’affluent des campagnes des millions de nouveaux venus (près de 10 millions entre 1929 et 1933). La difficile adaptation de ces «nouveaux prolétaires» crée de vives tensions entre un régime soucieux d’efficacité et de productivité et un sous-prolétariat rural projeté brutalement dans le monde du travail industriel. Pour combattre l’absentéisme ouvrier, la production de très mauvaise qualité, l’extrême mobilité d’une main-d’œuvre en quête de conditions plus décentes de travail, le gouvernement prend toute une série de mesures antiouvrières (loi du 15 novembre 1932 sanctionnant l’absentéisme; loi du 28 décembre 1932 instituant le passeport intérieur et l’enregistrement obligatoire auprès de la police).

Au début de 1933, le Ier plan quinquennal est déclaré achevé. Ce plan institue un modèle économique de développement dont certains traits perdurent jusqu’au milieu des années 1980: gestion administrative à court terme des ressources; mise en place, dans une conjoncture de pénuries endémiques, d’un système de priorités déséquilibrant les diverses branches de l’économie; croissance extensive accompagnée d’une forte inflation; très gros effort d’investissement réalisé aux dépens de l’amélioration du niveau de vie de la population; priorité accordée à la production de biens d’équipement, de matières premières et de sources d’énergie plutôt qu’à la production de biens de consommation; progression de la productivité obtenue à la suite d’une très forte pression productiviste à caractère répressif. Pour la direction stalinienne, cependant, le socialisme est construit.

Socialisme et terreur (1934-1939)

Le 26 janvier 1934 s’ouvre le XVIIe congrès du parti, chargé de dresser le bilan du Grand Tournant. Plus encore que les précédents, ce congrès marque le triomphe de Staline. Le bureau politique, d’où les derniers opposants à la ligne stalinienne ont été écartés, est domestiqué; les anciens opposants ralliés célèbrent unanimement la construction du socialisme grâce à la sagesse du guide Staline, le «Lénine d’aujourd’hui». Au cours du congrès, Staline développe une argumentation habile permettant d’expliquer les difficultés rencontrées dans la construction du socialisme. La ligne politique étant par essence juste, les problèmes résultent d’une «rupture» entre ce qui a été décidé et ce qui a été fait. Cette «rupture» s’explique par «le mauvais choix des cadres, l’absence d’autocritique, le bureaucratisme, la nonchalance criminelle des appareils». Le thème de la rupture annonce la figure du complot. L’explication par la rupture, comme le fantasme du complot, sont largement partagés par le «petit peuple», désorienté par le maelström du Grand Tournant. Incapable de mettre explicitement en cause les conditions objectives du fonctionnement du système, les masses attribuent la dégradation de leur sort à des individus déterminés, cadres, fonctionnaires ou dirigeants locaux auxquels elles ont affaire. Ainsi le discours antibureaucratique et populiste de Staline passe-t-il bien à la base.

L’assassinat, le 1er décembre 1934, de Kirov, membre du Politburo et Premier secrétaire de l’organisation de Leningrad du parti – un acte isolé, et non prémédité, comme on l’a longtemps pensé, par Staline – matérialise de façon éclatante la figure du complot et permet de justifier le renforcement de la répression (loi du 1er décembre 1934 autorisant l’instruction accélérée des affaires d’État, suivie par l’exécution de dizaines de prétendus comploteurs).

Au cours de l’année 1935, Staline déclenche une vaste campagne populiste et antibureaucratique contre tous les responsables présumés de la rupture entre la ligne et son application. Une nouvelle purge du parti (déguisée en «campagne d’échange des cartes») permet de mettre au pas les appareils locaux, gangrenés par le clientélisme, et d’éliminer les derniers non-staliniens. Parallèlement à cette purge se développe une nouvelle offensive contre les cadres de l’économie soupçonnés de dissimuler les capacités réelles de production et de brimer les forces créatrices des ouvriers d’avant-garde.

C’est dans ce contexte que s’inscrit le mouvement stakhanoviste. Le 31 août 1935, aidé par toute une préparation d’équipe, le mineur Alexeï Stakhanov réalise quatorze fois la norme d’extraction du charbon. Aussitôt, cet exploit est récupéré par le pouvoir qui voit là l’occasion de promouvoir une vaste campagne productiviste. Dans les conditions de fonctionnement de l’industrie soviétique, cette campagne a des effets désastreux sur la production, et multiplie conflits et tensions au sein des entreprises. C’est dans cette atmosphère tendue que, sur l’initiative de Staline, la police politique monte le premier grand procès public de Moscou (août 1936), dont les accusés-vedettes sont Zinoviev et Kamenev. Les seize prévenus, accusés d’avoir organisé un mythique bloc «trotskiste-zinoviéviste», sont tous condamnés à mort et exécutés. Ce procès, comme les deux qui suivent (janvier 1937: procès du «centre parallèle trotskiste-zinoviéviste»; mars 1938: procès du «centre des droitiers», dont le principal inculpé est Nicolas Boukharine), sont l’occasion d’une exceptionnelle mobilisation idéologique, populaire et populiste, destinée à réaffirmer avec éclat l’union indéfectible du peuple avec son guide. Parce qu’il démasque le complot, figure centrale de l’idéologie stalinienne, le grand procès politique, fondé sur les seuls aveux des accusés, apparaît comme un «formidable mécanisme de prophylaxie sociale» (Annie Kriegel).

La nomination de Nikolaï Iejov à la tête de la police politique, appelée depuis juillet 1934 N.K.V.D., sigle signifiant Commissariat du peuple aux affaires intérieures, en septembre 1936 ouvre, pour près de deux ans, la période la plus sanglante des purges (la Grande Terreur). De la fin de 1936 à la fin de 1938, près de deux millions de personnes sont arrêtées, dont 680 000 environ sont fusillées. Les catégories les plus diverses de citoyens sont frappées, en fonction d’opérations répressives ayant chacune son quota d’individus à réprimer; ils ont pour nom ex-koulaks, organisations nationalistes, ex-Gardes-Blancs, saboteurs de l’économie nationale, trotskistes-zinoviévistes, espions.

Les archives – aujourd’hui accessibles – sur la répression montrent que celle-ci toucha, plus que dans les années précédentes, les militaires (procès à huis clos du maréchal Toukhatchevski et de sept généraux de premier plan, en juin 1937; arrestation, en deux ans, de 35 000 officiers), les cadres politiques, notamment nationaux (ukrainiens, géorgiens, arméniens), les cadres de l’économie (aussitôt remplacés par les promus du Ier plan quinquennal, la génération des Leonid Brejnev, Andreï Gromyko, Alexeï Kossyguine), les cadres de l’Internationale communiste, les intellectuels (le biologiste Nikolaï Vavilov, le metteur en scène Vsevolod Meyerhold, les écrivains Ossip Mandelstam, Isaac Babel, Boris Pilniak, pour ne citer que les personnalités les plus connues). Néanmoins, ces catégories précisément ciblées ne représentent qu’une faible proportion (20 p. 100 environ) des personnes arrêtées durant ces deux années, la majorité d’entre elles étant de simples citoyens. L’impulsion répressive, émanant toujours du pouvoir central, et de Staline en particulier, s’emballe souvent, par le jeu des dénonciations et grâce au zèle des agents locaux de la police politique.

La phase paroxystique de l’épuration prend fin à l’automne 1938, avec la mise à l’écart, puis l’arrestation de Nikolaï Iejov. Après avoir éliminé les membres du Politburo qui esquissaient des velléités d’opposition (Ordjonikidze, «suicidé» en février 1937, Robert Eikhe, exécuté) ou qui avaient pour seul tort de ne pas faire partie du clan stalinien (Vlas Tchoubar, Stanislas Kossior, Ian Roudzoutak, Pavel Postychev, exécutés), Staline et ses fidèles les plus proches (Beria, qui remplace Iejov à la tête du N.K.V.D., Molotov, nommé ministre des Affaires étrangères, Lazar Kaganovitch, Gueorgui Malenkov, Andreï Jdanov, Nikita Khrouchtchev, Klementi Vorochilov) contrôlent tous les rouages d’un parti terrorisé et soumis. Le XVIIIe congrès du parti (10-21 mars 1939) avalise le renouvellement quasi complet du personnel politique. À la fin des années 1930, Staline est enfin parvenu à faire correspondre les institutions à la trame du clan, quitte à transgresser les règles du parti. C’est le triomphe du principe d’allégeance, la destruction de tous les liens politiques, personnels, professionnels générateurs de solidarités qui n’avaient pas pour origine l’adhésion sans faille à la politique, voire à la personne, du guide.

L’U.R.S.S. dans les relations internationales

Dans une Europe en proie à la montée du militarisme des puissances fascistes, l’U.R.S.S. stalinienne pratique une politique nationaliste de grande puissance, qui débouche, en août 1939, sur le pacte germano-soviétique, véritable partage de l’Europe orientale entre les deux dictatures.

Le VIe congrès du Komintern (17 juillet-1er septembre 1928) constitue une étape importante dans la définition de la politique étrangère soviétique entre 1928 et 1933. Staline y impose le refus de toute collaboration avec la social-démocratie, qualifiée d’«ennemi principal» de la classe ouvrière, ainsi que l’épuration de tous les partis communistes nationaux qui contesteraient la totale subordination de leurs intérêts à ceux de l’Union soviétique. Ainsi, de 1929 à 1933, le Parti communiste allemand applique-t-il fidèlement la tactique «classe contre classe» de lutte prioritaire contre la social-démocratie, contribuant largement à la paralysie des institutions de la République de Weimar. Jusqu’à la fin de 1933, la diplomatie soviétique et le Komintern sous-estiment le danger de l’hitlérisme. Le renforcement allemand est présenté comme une donnée positive pour l’U.R.S.S., dans la mesure où il est censé entraîner, face au militarisme franco-britannique, une «exacerbation des contradictions inter-impérialistes».

À partir de la fin de 1933, la politique extérieure soviétique s’infléchit dans le sens d’une participation plus active de l’U.R.S.S. dans le jeu de la sécurité collective. Durant deux ans, ce cours nouveau obtient un certain nombre de succès. En 1934, l’U.R.S.S. est admise à la S.D.N. Le 2 mai 1935 est signé à Paris un pacte franco-soviétique d’assistance mutuelle, au demeurant peu opérant, car il n’est assorti d’aucune convention militaire. La signature de ce pacte va de pair avec l’officialisation solennelle d’une nouvelle stratégie du Komintern, celle des fronts communs. À l’occasion de la visite de Pierre Laval à Moscou (13-15 mai 1935), Staline fait savoir publiquement qu’il «approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sa sécurité». Cette déclaration entraîne aussitôt un brutal revirement de la politique du P.C.F. (et des autres partis communistes européens).

Néanmoins, la passivité des Occidentaux face aux coups de force de l’Italie fasciste (invasion de l’Éthiopie, 1935-1936) et de l’Allemagne nazie (remilitarisation de la Rhénanie en mars 1936, Anschluss le 15 mars 1938, accords de Munich le 29 septembre 1939) accentue la méfiance du gouvernement soviétique vis-à-vis des démocraties. Jusqu’à l’été de 1939, la diplomatie soviétique, désormais dirigée par Molotov, tente de jouer sur deux tableaux: elle négocie avec la France et la Grande-Bretagne, tout en esquissant un rapprochement avec l’Allemagne. Devant les réticences des Occidentaux à signer une convention militaire qui supposerait le passage de l’Armée rouge à travers l’Europe de l’Est, le gouvernement soviétique s’entend finalement avec l’Allemagne, qui offre à l’U.R.S.S. un véritable partage de l’Europe de l’Est. Le 23 août 1939, l’U.R.S.S. signe avec l’Allemagne nazie un traité de non-agression, assorti d’un protocole secret qui délimite les sphères d’intérêt des deux pays: à l’Allemagne, la Lituanie; à l’U.R.S.S., l’Estonie, la Lettonie, la Finlande, la Bessarabie et, après intervention militaire des troupes soviétiques contre la Pologne, les territoires biélorusses et ukrainiens annexés à la Pologne à la suite du traité de Riga (11 août 1920).

Le 17 septembre 1939, les troupes soviétiques envahissent la Pologne. Le partage de celle-ci entre l’Allemagne et l’U.R.S.S. est scellé le 28 septembre à Moscou. En échange d’un retrait vers l’est de la frontière germano-soviétique, l’Allemagne inclut la Lituanie dans la sphère d’influence soviétique.

Le 30 novembre, l’U.R.S.S. attaque la Finlande, qui résiste plus de trois mois avant de signer, le 12 mars 1940, un traité cédant à l’U.R.S.S. l’isthme de Carélie.

À partir de juin 1940, le gouvernement soviétique décide de concrétiser toutes les clauses du protocole secret. Les pays Baltes, accusés d’avoir violé les pactes d’assistance mutuelle les liant, depuis octobre 1939, à Moscou, sont mis en demeure de former des gouvernements de coalition contrôlés par des commissaires politiques soviétiques. Cette exigence est la première étape d’une annexion déguisée qui prend la forme d’une demande d’incorporation à l’U.R.S.S. présentée par chacun de ces trois gouvernements fantoches (août 1940). Ce même mois, la Bucovine et la Bessarabie sont annexées aux dépens de la Roumanie. En un an (septembre 1939-septembre 1940), grâce au pacte germano-soviétique, l’U.R.S.S. a annexé près de 600 000 kilomètres carrés, peuplés de 23 millions d’habitants.

À cette date, cependant, Hitler a déjà ordonné (juillet 1940) à son état-major d’étudier pour le printemps 1941 les modalités d’une offensive-éclair contre l’U.R.S.S.. Malgré les transferts massifs de troupes sur la frontière germano-soviétique, Staline refuse de croire à l’imminence d’une attaque allemande. L’effet de surprise de l’opération Barbarossa, déclenchée au matin du 22 juin 1941, est total.

4. Le «second stalinisme»: de la guerre à la mort de Staline (1941-1953)

La période de la guerre et de l’après-guerre dessine les contours d’un «second stalinisme», nationaliste, conservateur et expansionniste, distinct, par certains aspects, d’un «premier stalinisme» des années 1930, caractérisé par l’excès, la démesure, la terreur de masse, la volonté de mettre au pas à la fois la société, le parti et des administrations inefficaces. La présence de l’U.R.S.S. dans le camp des vainqueurs donne au régime stalinien une formidable légitimité, tant sur le plan intérieur que sur le plan international.

L’U.R.S.S. en guerre (1941-1945)

Durant les dix-huit premiers mois de la guerre (juin 1941-novembre 1942), l’U.R.S.S. accumule les défaites. Après trois semaines de combats, les armées allemandes progressent de trois cents à six cents kilomètres, occupant les pays Baltes, la Biélorussie, l’Ukraine occidentale et la Moldavie. Le 24 septembre, après la chute de Smolensk, la Wehrmacht lance l’opération Typhon avec pour objectif Moscou. L’avance allemande est stoppée dans les faubourgs de Moscou en novembre. La première contre-offensive soviétique de la guerre (début décembre 1941-février 1942) permet de dégager Moscou et de reconquérir un peu de territoire. Cependant, au printemps de 1942, la situation reste alarmante: l’effondrement militaire des cinq premiers mois de la guerre se solde par l’occupation ennemie de régions vitales regroupant près de 40 p. 100 de la population et plus de la moitié du potentiel économique. Dans ces désastres militaires, la responsabilité de la direction du parti, et de Staline en particulier, est écrasante. Elle se situe à trois niveaux:

– une erreur globale d’appréciation de la menace nazie en juin 1941;

– une politique d’équipement de l’armée trop tardive;

– une profonde désorganisation du corps des officiers à la suite des purges de 1937-1938.

D’avril à octobre 1942, l’Armée rouge connaît une nouvelle série de revers: en avril-juin, les Soviétiques échouent dans leurs tentatives de lever le blocus de Leningrad; en juillet, les Allemands prennent Voronej, Rostov-sur-le-Don; en août, ils foncent vers le Caucase, sans rencontrer de résistance. Le 23 août, la 6e armée de von Paulus atteint la Volga. Le 12 septembre, les Allemands lancent ce qu’ils espèrent être l’assaut final contre Stalingrad. La ville résiste cependant cinq mois durant, fixant les troupes de von Paulus, tandis que le maréchal Joukov réussit une manœuvre d’encerclement de l’ennemi, dont les lignes sont étirées entre Don et Volga. Lancée le 19 novembre, l’offensive soviétique obtient l’effet de surprise recherché: la 6e armée et une partie de la 4e armée allemandes sont encerclées. Le 2 février 1943, von Paulus capitule. La bataille de Stalingrad coûte, en six mois, 800 000 hommes aux forces de l’Axe. Ce tournant de la guerre s’amplifie en une avancée générale de l’Armée rouge sur un immense front qui va de Leningrad au Caucase. En février-mars 1943, Voronej, Koursk, Kharkov, le Donbass sont repris; le blocus de Leningrad (au cours duquel 900 000 personnes ont péri de faim et d’épuisement) est desserré. En juillet 1943, la plus grande bataille de chars de la Seconde Guerre mondiale tourne, à Koursk, à l’avantage de l’Armée rouge. Cette victoire marque, six mois après Stalingrad, le second tournant de la guerre sur le front russe.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce revirement. Le premier est la réussite de la reconversion de l’économie soviétique, entièrement tournée vers l’effort militaire. Le Conseil de l’évacuation organise le déplacement de plus de 2 000 grandes entreprises des régions occidentales vers l’Oural, le Kazakhstan et la Sibérie. Plus de onze millions de personnes sont évacuées. Toute la population adulte déplacée est aussitôt intégrée à la production, dans des conditions draconiennes. Le goulag participe également à l’effort de guerre. À la fin de 1942, la production de matériel militaire soviétique dépasse largement la production allemande. Par ailleurs, l’aide alliée se développe: les livraisons de matériel et de nourriture au titre des accords de prêt-bail permettent à l’économie soviétique de se concentrer sur la production militaire, sans craindre une rupture des circuits économiques. Un deuxième facteur contribue au retournement de situation: la barbarie nazie dans les territoires occupés, qui exclut toute velléité de collaboration parmi une population – notamment rurale – qui avait beaucoup souffert du régime soviétique. Le traitement réservé par les nazis aux Soviétiques considérés comme des sous-hommes (3,3 millions de prisonniers soviétiques périssent en 1941-1944), la brutalité de l’occupation (milliers de villages détruits; communistes, juifs systématiquement éliminés), la violence extrême imposée à la population renforcent la détermination des soldats à lutter sans relâche contre l’envahisseur. Le troisième facteur du revirement est le renforcement du consensus social autour de valeurs patriotiques traditionnelles. Le discours radiodiffusé de Staline du 3 juillet 1941 se référant à la «grande nation russe de Lénine... de Pouchkine, de Tolstoï, de Tchaïkovski, de Tchekhov, de Souvorov et de Koutouzov» met l’accent sur le combat sacré dans la «grande guerre patriotique». Le rapprochement avec l’Église orthodoxe, indissolublement liée au passé national, constitue également un aspect important de l’évolution idéologique du régime. Enfin, le regroupement de la nation autour des valeurs nationales et patriotiques est facilité par la personnalisation, toujours croissante, du pouvoir suprême, et l’identification de Staline à la cause sacrée, celle de la patrie. Pour la première fois depuis 1917, un homme cumule la direction de l’État, du parti et de l’armée.

À la fin de 1943, après la victoire de Koursk et le débarquement anglo-américain en Italie, la victoire est en vue. Les Alliés décident de coordonner leurs actions et de définir leurs projets pour l’après-guerre. À la conférence de Téhéran (28 nov.-1er déc. 1943), Staline obtient de Roosevelt et de Churchill la reconnaissance de la ligne Curzon comme future frontière orientale de la Pologne et de l’annexion des pays Baltes comme «conforme à la volonté des populations». Après ce succès diplomatique, les Soviétiques lancent une nouvelle offensive qui leur permet d’arriver, le 1er août 1944, jusqu’aux faubourgs de Varsovie. Prétextant l’étirement de ses liaisons, le haut commandement soviétique refuse d’aider les insurgés du ghetto de Varsovie. L’Armée rouge entre dans Varsovie une fois la ville rasée par les nazis. En septembre-octobre 1944, l’Armée rouge occupe la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie. En quelques mois, une partie importante de l’Europe de l’Est bascule sous contrôle soviétique. Lors de sa visite à Moscou (octobre 1944), le Premier ministre britannique Winston Churchill prend acte de ces réalités: il accepte le tracé des frontières polonaises qu’impose Staline, ainsi que la formation d’un gouvernement polonais d’union nationale, où le comité de Lublin (formé de communistes) joue un rôle important. À la conférence de Yalta (4-11 février 1945), Staline pousse son avantage et obtient satisfaction sur plusieurs points: trois sièges (Russie, Ukraine, Biélorussie) à l’O.N.U., cession des îles Kouriles en échange d’une intervention soviétique contre le Japon trois mois après la capitulation de l’Allemagne, confirmation des frontières de la Pologne.

Le 10 mars 1945, les troupes soviétiques, sous le commandement du maréchal Joukov, franchissent l’Oder. Le 12 avril, Joukov lance deux millions d’hommes pour la dernière bataille, celle de Berlin, qui s’achève le 8 mai avec la capitulation de l’Allemagne. Le lendemain, l’Armée rouge entre à Prague. Commencée par une terrible défaite, la guerre s’achève par l’occupation militaire soviétique de la moitié de l’Europe. L’«effet Stalingrad» joue à fond: vainqueur aux côtés des démocraties, l’U.R.S.S. stalinienne est désormais un partenaire respecté et redouté sur la scène internationale.

Le stalinisme d’après guerre (1945-1953)

Reconstruction et durcissement de la dictature

Période encore mal connue, les années 1945-1953 sont marquées par un renforcement de la dictature à l’intérieur et d’une «stalinisation» de l’Europe de l’Est sur le plan extérieur.

Le retour à la paix implique la nécessité de reconstruire un pays ravagé par la guerre – 26 millions de morts, 25 millions de sans-abri, des destructions matérielles estimées à près de six fois le revenu national de 1940. Le IVe plan quinquennal, adopté en mars 1946, fixe à la croissance économique une voie conforme au modèle d’avant guerre. Aussi les années 1946-1953 voient-elles se reproduire des phénomènes économiques et sociaux déjà connus: très forte flambée des investissements, chantiers inachevés, priorité à la production de matières premières et de biens d’équipement, important exode rural, persistance d’un niveau de vie très bas et de pénuries alimentaires. Comme dans les années 1930, c’est sur le front agricole que les difficultés restent les plus grandes (famine de 1946-1947, 500 000 morts).

Le dérapage hypervolontariste de l’économie va de pair avec un renforcement des contrôles et de la répression. Dès 1944, le contingent des «déplacés spéciaux» (1 400 000 personnes à la fin des années 1930, pour l’essentiel des paysans «dékoulakisés») s’était accru de près d’un million de personnes, appartenant aux peuples «punis collectivement» et déportés pour une prétendue collaboration avec l’ennemi (Tatars de Crimée, Tchétchènes, Ingouches, Balkars, Karatchaïs, Kalmouks, Meskhètes, Khemchines). En 1945-1946, les camps du Goulag, qui comptaient deux millions de détenus à la fin des années 1930 (1 200 000 en 1944, à la suite d’une mortalité record durant la guerre et de transferts au front de détenus en fin de peine), voient affluer de nouvelles catégories de proscrits, notamment des nationalistes, qui s’opposent, les armes à la main, à la soviétisation de l’Ukraine occidentale, des pays Baltes, de la Bessarabie. Le goulag connaît son apogée au début des années 1950: à la mort de Staline, on compte 2 750 000 détenus environ, auxquels s’ajoute un chiffre identique de «déplacés spéciaux», assignés à résidence dans des régions inhospitalières du pays (Sibérie, Kazakhstan, Extrême-Orient soviétique). La gestion de cet immense ensemble pénitentiaire peu productif pose d’immenses problèmes.

L’un des aspects les plus remarqués du durcissement du régime stalinien d’après guerre est l’accent mis sur les contraintes idéologiques. Sous la direction de Jdanov se développe une vaste offensive contre toute création de l’esprit dénotant les prétendues influences de l’étranger, du «formalisme» et du «décadentisme occidental». À partir de la fin de 1948, la dénonciation des tendances formalistes est éclipsée par la découverte d’une nouvelle déviation, le «cosmopolitisme». La dénonciation de celui-ci prend rapidement une tournure de plus en plus ouvertement antisémite, qui culmine en janvier 1953 avec la découverte du «complot des blouses blanches».

L’U.R.S.S. dans les relations internationales de l’après-guerre

La situation internationale de l’U.R.S.S. à l’issue d’une guerre dont elle sort meurtrie et victorieuse est paradoxale. D’un côté, elle s’est affirmée comme une grande puissance, dont l’armée, numériquement la plus forte du monde, occupe une moitié de l’Europe; d’un autre côté, elle est largement surclassée dans la technologie militaire par les États-Unis, qui viennent d’expérimenter l’arme atomique. Faut-il ménager la «Grande Alliance» conclue durant la guerre et obtenir un répit nécessaire pour reconstruire une économie dévastée, ou bien prendre des gages de sécurité en étendant la sphère d’influence soviétique? C’est cette seconde option qui l’emporte.

De juillet 1945 (conférence de Potsdam) à juillet 1947 (conférence de Paris), le climat ne cesse de se dégrader entre l’U.R.S.S., qui multiplie revendications et pressions, et ses anciens alliés. Les conférences de Londres (11 sept.-2 oct. 1945) et de Moscou (16-26 déc. 1945) qui réunissent les ministres des Affaires étrangères alliés, révèlent de nombreux sujets de désaccord: les Occidentaux contestent les résultats des élections, sous contrôle soviétique, en Roumanie et en Bulgarie, et dénoncent la tentative soviétique d’établir un protectorat sur le nord de l’Iran. La Conférence de la Paix (Paris, 29 juillet-15 octobre 1946) ne permet aucun rapprochement des positions occidentales et soviétiques sur le règlement du problème allemand. Après l’échec de cette conférence, les relations entre Occidentaux et Soviétiques se dégradent encore lorsque le général américain George Marshall définit les grandes lignes d’un plan de reconstruction économique pour l’Europe (discours à l’université Harvard, 5 juin 1947). Molotov quitte avec éclat la conférence de Paris chargée de mettre en place le plan Marshall. Sous la pression des Soviétiques, les Polonais, puis les Tchèques, les Roumains, les Hongrois, les Finlandais, qui avaient annoncé leur participation, se désistent. Juillet 1947 consacre la coupure de l’Europe.

La formation des blocs franchit un pas supplémentaire avec la constitution (septembre 1947) du Kominform, bureau d’information coordonnant la politique des partis communistes européens. La théorie des «deux camps» énoncée par Jdanov à cette occasion sonne le glas des tentatives des dirigeants tchèques Edvard Benevs et Jan Masaryk d’échapper à la bipolarisation de l’Europe. Le coup de Prague (25 février 1948) entérine le passage de la Tchécoslovaquie dans le camp anti-impérialiste.

La confrontation soviéto-occidentale franchit un nouveau palier au cours de l’été 1948 avec le blocus, par les Soviétiques, de Berlin-Ouest (24 juin 1948-12 mai 1949). En octobre 1949, la partition de l’Allemagne en République fédérale d’Allemagne (R.F.A.) et République démocratique allemande (R.D.A.) est institutionnalisée, traduisant la coupure de l’Europe. Néanmoins, la soudaine rupture soviéto-yougoslave, rendue publique au printemps de 1948, démontre l’existence de fortes tensions et d’intérêts divergents au sein du camp socialiste. Le schisme titiste sert de prétexte pour «purger» les directions communistes des pays de l’Europe de l’Est: deux vagues de purges (la seconde fortement antisémite) frappent les dirigeants communistes nationaux (W face="EU Caron" ゥadys face="EU Caron" ゥaw Gomulka en Pologne, Laszlo Rajk et Janos Kádár en Hongrie, Traïcho Kostov en Bulgarie, Rudolf Slansky en Tchécoslovaquie, Ana Pauker en Roumanie) remplacés par des «moscovites», hommes plus proches, par leur passé, de l’U.R.S.S.

Les années 1949-1950 constituent la phase culminante de la guerre froide, marquée par la naissance du Pacte atlantique, la guerre de Corée et la question du réarmement allemand. Sur ce dernier problème cependant, la diplomatie soviétique fait, début 1952, un certain nombre de concessions, en proposant un traité de paix avec une Allemagne réunifiée et neutralisée. Les derniers mois de la dictature stalinienne semblent augurer d’une évolution de la diplomatie soviétique vers la négociation.

Le stalinisme achevé

La vie politique soviétique des années d’après guerre est marquée par un dérapage des structures du pouvoir vers des formes spécifiques, qui semblent rompre avec un certain nombre de normes et de références léninistes. Cumulant tous les pouvoirs civils et militaires, du parti et de l’État, Staline s’efforce d’autonomiser les fondements de sa puissance à travers une idéologie ultranationaliste, l’abandon des règles léninistes de fonctionnement des instances du parti et le développement démesuré de son propre culte. Les instances dirigeantes du parti sont systématiquement ignorées (aucun congrès entre mars 1939 et octobre 1952, aucun plénum du comité central entre février 1947 et octobre 1952). Le Politburo ne siège presque jamais au complet, les décisions étant prises par Staline, assisté de quelques fidèles les plus proches (Molotov, Malenkov, Kaganovitch, Khrouchtchev, Nikolaï Boulganine). Le XIXe congrès du parti (octobre 1952) n’ouvre aucune perspective d’évolution d’un système figé et conservateur dominé par un Staline vieillissant.

Le 13 janvier 1953, la Pravda annonce la découverte du complot du «groupe terroriste des médecins du Kremlin» (en majorité des juifs). Comme en 1936-1937, des milliers de meetings sont organisés pour exiger le châtiment des coupables. Ce «complot des blouses blanches» – démonté aussitôt après la mort de Staline – était-il un avatar de la campagne «anticosmopolite» des années précédentes, ou le début d’une nouvelle purge radicale du personnel politique, des cadres économiques et de l’intelligentsia? Alors que le thème d’une vaste conspiration fait la une de l’actualité, rappelant les pires moments des années 1936-1937, Staline, frappé d’une hémorragie cérébrale, meurt le 5 mars 1953.

5. Les années Khrouchtchev (1953-1964)

La disparition de Staline marque une étape décisive, la fin d’une époque, sinon la fin d’un système. Elle révèle «le paradoxe d’un système prétendument inscrit dans les lois du développement social, et dans lequel tout dépend tellement d’un seul homme que, cet homme disparu, le système a perdu quelque chose qui lui était essentiel» (François Furet). En quelques années, l’Union soviétique passe d’un système qui peut être qualifié de totalitaire à un système autoritaire et policier. Les années Khrouchtchev sont à la fois celles de la sortie de la dictature stalinienne – dépénalisation des relations sociales, fin des répressions de masse, déstalinisation mesurée – et celles des derniers grands mythes et des dernières mobilisations (retour au léninisme, construction du communisme, campagne du maïs, conquête des terres vierges, etc.).

Les luttes pour la succession (1953-1957)

Staline ayant délibérément agi comme si sa succession ne devait jamais s’ouvrir, sa disparition suscite un immense désarroi dans la population et d’intenses luttes de succession. Malenkov prend la tête du gouvernement, Khrouchtchev choisit la direction de l’appareil du parti, Beria garde le contrôle sur le puissant ministère de l’Intérieur. En quelques semaines, des mesures spectaculaires sont prises, annonciatrices d’un nouveau climat politique. Le 27 mars 1953, une amnistie permet la libération de plus d’un million de détenus (les «politiques» étant exclus du bénéfice de cette mesure). Le 4 avril, la Pravda annonce que l’affaire des médecins avait été montée de toutes pièces par la police politique. Le désarroi d’une population désorientée par la disparition du guide suprême s’accroît encore quand il apparaît que c’est Beria lui-même qui semble prendre la tête du combat pour le rétablissement de la «légalité socialiste». La crainte de voir Beria élargir son influence et ses clientèles bien au-delà de l’appareil omnipotent de la police politique poussent les autres dirigeants à se coaliser contre lui; il est arrêté le 26 juin 1953 et exécuté. Les conditions de la chute de Beria, la dissimulation de son exécution derrière un faux procès, les chefs d’accusation fantaisistes, dans la plus pure tradition stalinienne, retenus contre lui, témoignent des difficultés de passer à un système où l’arbitraire céderait le pas à la légalité.

Après la chute de Beria, les luttes de succession mettent aux prises Malenkov et Khrouchtchev. En s’attaquant résolument à l’un des principaux problèmes de l’économie soviétique, l’agriculture, Khrouchtchev prend l’avantage. Au plénum du comité central de septembre 1953, il fait adopter un substantiel relèvement des prix payés par l’État aux kolkhozes, mesure indispensable pour éviter un effondrement complet de l’agriculture. Ces hausses s’accompagnent d’un abaissement des taxes sur le produit des ventes au marché libre. En mars 1954, Khrouchtchev fait entériner un vaste projet de mise en valeur des terres vierges du Kazakhstan et de l’Altaï (37 millions d’ha, soit 30 p. 100 de la superficie cultivée du pays). Durant quelques années, le pari des terres vierges est payant: en 1956-1957, l’U.R.S.S. engrange la plus forte récolte céréalière de son histoire (125 Mt). En 1955, Khrouchtchev lance une nouvelle mobilisation, la campagne du maïs. En deux ans, dix-huit millions d’hectares sont ensemencés, y compris dans des régions peu propices à cette culture. Déjà s’affirment ces actions désordonnées, intempestives, autour d’un projet fétiche, si caractéristiques des années 1950.

Tout en capitalisant à son profit les premiers résultats encourageants des réformes agricoles, Khrouchtchev engage un train de mesures visant à dépénaliser les rapports sociaux: abolition des lois de 1938-1940 qui instituaient la responsabilité pénale pour les retards et les absences au travail, élaboration d’un nouveau code pénal, moins répressif, suppression des collèges spéciaux jugeant les affaires relevant de la police politique, profondément réorganisée (sous le nom de Comité à la sécurité d’État ou K.G.B.). Ce cours nouveau est d’autant plus apprécié qu’il s’accompagne d’une amélioration de la situation matérielle (durée hebdomadaire du travail ramenée de 48 à 42 heures; âge de la retraite abaissé à 60 ans pour les hommes, 55 ans pour les femmes; construction accélérée de logements: + 80 p. 100 pour la période 1955-1964).

En politique internationale, les années 1953-1956 sont marquées par l’instauration de relations privilégiées avec la Chine (accord de coopération, 26 mars 1953, visite de Khrouchtchev à Pékin en octobre 1954), par la réconciliation avec la Yougoslavie (voyage de Khrouchtchev, Boulganine et Anastassi Mikoyan à Belgrade du 26 mai au 3 juin 1955) aux conditions de Tito, et par la recherche empirique d’un début de détente avec l’Occident. L’évolution des relations Est-Ouest se manifeste dans l’empressement des dirigeants soviétiques à mettre fin à la guerre de Corée, puis dans leur volonté d’aboutir dans les négociations de Genève (1954). Le principal problème reste celui du réarmement de l’Allemagne. Si le projet de Communauté européenne de défense (C.E.D.) échoue finalement, au grand soulagement de Moscou, l’inclusion de la R.F.A. dans l’O.T.A.N. (Paris, octobre 1954) entraîne le gouvernement soviétique à mettre sur pied le pacte de Varsovie (mai 1955). En mai 1955, l’U.R.S.S., les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France signent le «traité d’État» garantissant la neutralité de l’Autriche. Ce traité contribue à atténuer la tension Est-Ouest. En septembre 1955, le voyage à Moscou du chancelier Konrad Adenauer, qui établit des relations diplomatiques entre la R.F.A. et l’U.R.S.S., témoigne de la vigueur de «l’esprit de Genève», un état d’esprit qui débouche, au XXe congrès du P.C.U.S. (14-25 février 1956), sur la théorie de la «coexistence pacifique».

LeXXe congrès du P.C.U.S. se réunit le 14 février 1956 pour faire le point sur le chemin parcouru depuis la mort de Staline et entériner les évolutions qui s’étaient produites au cours des trois dernières années. Khrouchtchev souligne l’importance de la détente internationale, fondée sur la «nouvelle ligne générale de la politique extérieure de l’U.R.S.S., la coexistence pacifique» et reconnaît le pluralisme des voies menant au socialisme. Ce qui fait cependant du XXe congrès un événement majeur de l’histoire soviétique est la divulgation, par Khrouchtchev, après la clôture officielle du congrès, devant les seuls délégués soviétiques, du Rapport secret. Ressort de ce texte une nouvelle image de Staline – celle d’un tyran fabriquant jour après jour son culte, d’un dictateur incompétent, «coupé de son peuple», responsable de la terreur contre le parti et des défaites de l’Armée rouge au début de la guerre. Certes, ce texte, élaboré dans la hâte, restait très sélectif et superficiel dans sa condamnation du stalinisme, éludant la question centrale de la responsabilité du système, dans son ensemble, vis-à-vis de la société. Largement diffusé, le Rapport secret ouvre néanmoins une nouvelle brèche dans l’édifice stalinien.

Cependant, passé le choc du XXe congrès, et tandis que de la société montent avec une force croissante interrogations et aspirations au changement, la résistance à la déstalinisation s’organise, la majorité des cadres communistes redoutant d’être un jour sommés de rendre compte de leur passé. Les événements qui secouent, en octobre-novembre 1956, la Pologne et la Hongrie, où la déstalinisation dérape vers des mouvements à la fois anticommunistes et antisoviétiques, affaiblit la position de Khrouchtchev. À la faveur du voyage du Premier secrétaire en Finlande, ses collègues décident, en 1957, de convoquer le Presidium: sept des onze membres (dont Malenkov, Molotov, Kaganovitch, Vorochilov et Boulganine) réclament la démission de Khrouchtchev. Minoritaire, celui-ci exige que le conflit au sein du Presidium soit arbitré par le comité central, instance suprême du parti, dont émane celui-là. Après deux jours de débats, le comité central renverse le vote du Presidium et condamne les «activités fractionnelles du groupe antiparti». Molotov, Malenkov, Kaganovitch sont exclus du Presidium, où font leur entrée ceux qui ont soutenu Khrouchtchev (Gueorgui Joukov, Brejnev, Nikolaï Chvernik, Ekaterina Fourtseva).

Temps fort de la déstalinisation, la crise de juin 1957 consacre des pratiques politiques nouvelles. Les vaincus ne perdent ni la vie ni la liberté. Le comité central retrouve la plénitude de ses pouvoirs. La prééminence de Khrouchtchev, affirmée après quatre années de luttes de succession, apparaît largement tempérée par le rôle grandissant d’une nomenklatura stabilisée de dirigeants locaux, enfin à l’abri de purges sanglantes. Sur ce point capital, comme sur d’autres, la rupture avec le stalinisme semble bien consommée.

Limites et dérapages du projet khrouchtchévien (1958-1964)

Les années 1958-1964 apparaissent, après cinq ans de forte croissance, comme des années de difficultés économiques, voire de crise. Le pouvoir politique tente d’y remédier par des mobilisations de plus en plus désordonnées, par une politique extérieure volontariste alternant fanfaronnades et reculades, par la réactivation du mythe de la construction du communisme athée.

L’ensemble des indicateurs économiques révèlent un renversement de tendance à partir de 1958-1959: chute de la consommation, baisse du taux de croissance de la productivité, développement des pénuries. La crise est particulièrement grave dans l’agriculture. Le regroupement des kolkhozes (83 000 en 1955, 40 000 en 1963) en fédérations kolkhoziennes, censées impulser une intégration agro-industrielle, bute sur le scepticisme général et sur un style de commandement qui n’a guère changé depuis les années staliniennes. Les mobilisations et les campagnes productivistes lancées pour «rattraper et dépasser les États-Unis» (discours de Khrouchtchev du 22 mai 1957) aboutissent, dans les conditions de fonctionnement du système kolkhozien, à des désastres économiques et écologiques. En 1964, la production de viande est inférieure à celle de 1958. À la suite de la campagne de liquidation de la jachère, la récolte céréalière de 1963 est catastrophique. Soumises à une monoculture intensive, les terres vierges subissent une sévère érosion éolienne, qui entraîne une chute des rendements, en quelques années, de 65 p. 100. L’U.R.S.S. est contrainte d’acheter, cette année-là, plus de douze millions de tonnes de céréales à l’étranger. Les difficultés agricoles se répercutent directement sur le climat social: la hausse des prix de la viande (+ 30 p. 100) et du beurre (+ 25 p. 100) au 1er juin 1962 suscite protestations, voire émeutes dans le monde ouvrier (émeutes de Novotcherkassk au début de juin 1962).

Les difficultés économiques vont de pair avec une réactivation du mythe du passage au communisme, particulièrement sensible après le XXIe congrès (27 janv.-5 févr. 1959). Le mythe de l’édification communiste donne lieu à un certain nombre de campagnes idéologiques: campagne anticléricale et athée (1958-1961), mobilisation pour la «participation des travailleurs au maintien de l’ordre dans le pays», campagne contre les «parasites» et autres «individus vivant de revenus non salariaux», campagne anticorruption. Les limites du «dégel culturel» se font sentir sur les milieux intellectuels. L’interdiction faite à Boris Pasternak, en 1956, de publier son roman Le Docteur Jivago, puis de recevoir le prix Nobel de littérature qui lui est décerné en octobre 1958, révèle les limites de la déstalinisation dans la sphère culturelle. Cas exemplaire de ces limites, l’affaire Pasternak précipite une crise de conscience de l’intelligentsia russe. Cet épisode marque, pour beaucoup, le début d’une renaissance morale. La fin des années 1950 voit l’apparition des premiers samizdats, revues dactylographiées clandestines qui naissent dans les milieux de jeunes poètes, écrivains, philosophes, historiens, participants des rassemblements du samedi sur la place Maïakovski à Moscou. La première génération des dissidents, celle des Alexandre Guinzbourg, Vladimir Boukovski, Gueorgui Galanskov, Alexandre Kouznetsov, est née. Par ailleurs, une partie de l’intelligentsia libérale multiplie les provocations sur des thèmes tabous: ainsi, des écrivains reconnus comme Ilia Ehrenbourg et Evgueni Evtouchenko soulèvent ouvertement la question de l’antisémitisme en U.R.S.S.

Plus que la fronde d’une partie de l’intelligentsia, ce sont les difficultés que connaît une économie cahotée de réforme en campagne qui mobilisent contre Khrouchtchev les cadres influents de la nomenklatura politique et économique. C’est dans ce contexte de crise économique et d’opposition persistante d’éléments conservateurs au processus de déstalinisation que s’ouvre le XXIIe congrès du parti (17-31 octobre 1961). Appelé à adopter le nouveau programme et les nouveaux statuts du parti, ce congrès est marqué par une nouvelle offensive, assez inattendue, de Khrouchtchev et de ses partisans contre le stalinisme et contre un certain nombre de staliniens endurcis (Vorochilov, Kaganovitch, Molotov, Malenkov). À la suite du discours de Khrouchtchev du 27 octobre 1961 qui élude cependant une fois encore la question de la responsabilité globale du Parti communiste dans la terreur de masse contre la société soviétique, le processus de déstalinisation culmine (28-30 octobre) avec l’intervention de nombreux délégués qui réclament – et obtiennent – l’expulsion immédiate de la dépouille de Staline du mausolée érigé sur la place Rouge. Les résistances à la déstalinisation restent cependant fortes. Les résolutions finales du congrès ne reprennent pas la proposition de Khrouchtchev d’ériger un monument aux victimes du stalinisme, et ne parlent plus des «crimes», mais des «fautes» de Staline.

Après le XXIIe congrès, Khrouchtchev suit une ligne politique assez incohérente, marquée par une succession d’apparents dégels (autorisation de publier deux œuvres dévastatrices pour le camp stalinien: Les Héritiers de Staline d’Evgueni Evtouchenko; Une journée d’Ivan Denissovitch d’Alexandre Soljenitsyne) et de revirements conservateurs. Au plénum du comité central de novembre 1962 est adoptée une importante réforme du parti, dont les structures sont divisées en deux branches, l’une consacrée à l’industrie, l’autre à l’agriculture. Nouvelle et illusoire tentative de gérer plus efficacement l’économie, cette réforme a pour principal effet d’aliéner au Premier secrétaire une grande partie des cadres du parti, déjà échaudés par deux essais intempestifs de déstalinisation.

Tout au long des années Khrouchtchev, la politique extérieure continue de jouer un rôle très important dans l’affermissement – ou l’affaiblissement – de la position et du rayonnement du Premier secrétaire. Au cours des années 1957-1964, Khrouchtchev impulse une politique étrangère très active, qualifiée par Jacques Levesque de «volontariste». Trois questions majeures monopolisent l’effort diplomatique soviétique: les relations avec l’Occident, le schisme à l’intérieur du camp socialiste, l’émergence des «États de démocratie nationale» du Tiers Monde. Les rapports avec l’Occident suivent un cours sinueux, alternant menaces et perspectives de détente. Ce cours est la résultante de deux données contradictoires: d’un côté, la ligne générale de la politique extérieure de l’U.R.S.S. reste la coexistence pacifique; de l’autre, l’U.R.S.S. prend conscience, avec le succès de ses premiers satellites et la mise au point de ses missiles intercontinentaux, de sa puissance. Pour le gouvernement soviétique, le développement d’un modus vivendi avec les Occidentaux passe d’abord par une reconnaissance définitive, par ceux-ci, des conquêtes du camp socialiste en Europe. À cet égard, Berlin, «cancer rongeant de l’intérieur le camp socialiste» (Walter Ulbricht) continue de focaliser les tensions Est-Ouest. Khrouchtchev torpille la conférence de Paris consacrée au règlement de la question de Berlin (mai 1960). Un an plus tard, une nouvelle rencontre, à Vienne, entre Khrouchtchev et le président américain John Kennedy, se solde également par un échec. À partir du 13 août 1961, avec l’aval et l’appui de Moscou, le gouvernement de la R.D.A. érige le Mur de Berlin. Cette mesure n’ayant suscité aucune réaction notable de la part des Occidentaux, Khrouchtchev décide de tenter un coup de poker, en installant des missiles nucléaires de moyenne portée à Cuba. Cette initiative déclenche la plus grave crise des relations internationales depuis 1945. Le 22 octobre 1962, le président Kennedy annonce le blocus naval de Cuba et exige le retrait immédiat des missiles. Devant la détermination américaine, Khrouchtchev accepte de retirer les missiles, sous contrôle de l’O.N.U., à condition que les États-Unis s’engagent à ne jamais envahir Cuba. Les conséquences de l’affaire cubaine sont considérables: Khrouchtchev en ressort politiquement affaibli.

La crise de Cuba consomme le schisme sino-soviétique qui couvait depuis 1956-1957. En 1960, Moscou avait rappelé ses milliers d’experts qui aidaient la Chine à s’industrialiser; le gouvernement chinois avait répliqué en dénonçant le «révisionnisme» soviétique. L’accord soviéto-américain sur le retrait des missiles de Cuba est qualifié par les Chinois de «nouveau Munich». En février-mars 1963, le Quotidien du Peuple publie une série d’articles très violents qui dénoncent le «capitulationnisme» de Khrouchtchev, le «révisionnisme soviétique» et les traités inégaux imposés par la Russie tsariste à la Chine. Parallèlement à ce conflit majeur au sein du camp socialiste prend forme un autre conflit qui oppose, en 1963-1964, l’U.R.S.S. à la Roumanie, soucieuse de marquer ses distances vis-à-vis de la mainmise économique soviétique sur l’Europe de l’Est.

Le 15 octobre 1964, un bref communiqué du comité central annonce que, la veille, le plénum du comité central «a donné suite à la demande de Nikita Khrouchtchev d’être libéré de ses fonctions». Celles-ci ont été aussitôt attribuées à une équipe prête pour la relève: Leonid Brejnev (Premier secrétaire du parti), Alexeï Kossyguine (chef du gouvernement). Pour la première fois, le règlement de la succession a été prévu: c’est une succession institutionnalisée. Au-delà du complot de ses pairs, l’élément décisif dans la chute de Khrouchtchev fut l’opposition que le Premier secrétaire s’était attirée de la part de la nomenklatura, inquiète des réformes continuelles qui menaçaient les plans de carrière, la sécurité des emplois, les privilèges en tous genres.

Bien plus qu’une révolution de palais, c’est une révolte des appareils, sur fond d’indifférence de la société et des élites intellectuelles, qui renverse Khrouchtchev le 14 octobre 1964, ouvrant une longue période décisive pour l’évolution du régime soviétique, faite d’apparent immobilisme politique et de profondes mutations économiques et sociales.

6. L’obsession de la stabilité (1965-1985)

Les années 1965-1985 apparaissent comme deux décennies hautement paradoxales. Sous la rigidité apparente d’un système aspirant à une stabilité érigée en véritable dogme, la société soviétique se transforme en profondeur. État et société semblent, en partie, s’ignorer et évoluer chacun de son côté: l’État ne cherche plus à prendre l’initiative, à mobiliser les masses pour quelque projet mythique, se contentant de gérer les affaires courantes; laissée à son évolution, la société fait semblant d’adhérer au discours officiel, tout en poursuivant sa propre transformation.

Le brejnévisme, âge d’or de la nomenklatura

Une des premières mesures prises par la nouvelle équipe, où l’on remarque particulièrement Brejnev, Kossyguine, Mikhaïl Souslov (membre du Presidium responsable à l’Idéologie), Nikolaï Podgorny (chef du département des cadres du comité central), Alexandre Chelepine (président du comité de contrôle du parti), est le rétablissement, à tous les échelons, de l’unité des organisations du parti, divisées en deux branches par la réforme de novembre 1962. Au cours des années 1970, le corps des dirigeants régionaux du parti (qui constitue la majorité des membres du comité central) obtient enfin la stabilité à laquelle il aspirait depuis la période stalinienne. Cette évolution va de pair avec un enracinement local des bureaucraties, d’autant que les responsables, une fois nommés, le restent pour longtemps. Cet enracinement et cette stabilisation favorisent le clientélisme, et un système de valeurs où la fidélité et le parrainage priment sur la compétence et les principes idéologiques. Les années 1970 marquent l’âge d’or d’une sorte de «féodalité soviétique» contre laquelle Staline, puis Khrouchtchev avaient lutté sans relâche, le premier par la terreur institutionnalisée, le second par des moyens légaux.

Malgré des divergences, la nouvelle équipe tente de maintenir, à tout prix, un cap centriste et d’équilibrer les diverses tendances par un compromis qui évolue au fil des années vers un immobilisme de plus en plus marqué. Ce consensus sur l’essentiel – stabiliser et équilibrer les pouvoirs et les intérêts des divers appareils bureaucratiques, perpétuer un pouvoir collégial en écartant toute solution alternative – n’exclut toutefois ni les divergences ni les conflits feutrés. Un premier ensemble de divergences semble avoir porté sur le choix des priorités économiques. Pour Kossyguine, priorité doit être donnée à l’industrie légère des biens de consommation des ménages, très inférieure aux besoins et au niveau de l’Europe occidentale. Pour Brejnev et Souslov, les priorités sont l’industrie lourde, l’agriculture, la défense, le «développement du front pionnier en Sibérie». Appuyées par les militaires, dont le poids politique est alors plus important qu’il n’a jamais été, les options les plus conservatrices de Brejnev et de Souslov l’emportent à partir de 1972-1973. On assiste à la fois à la promotion de dirigeants dont la carrière avait été liée à celle de Brejnev (le groupe de Dniepropetrovsk: Andreï Kirilenko, Konstantin Tchernenko, Dinmoukhamed Kounaev, Vladimir Chtcherbitski, Viatcheslav Chtchekolov) et à la montée des militaires (maréchal Oustinov, maréchal Gretchko) dans les plus hautes instances du parti et de l’État. Un autre fait marquant d’une vie politique particulièrement terne est le développement d’un culte, dérisoire, de la personnalité de Brejnev. Les honneurs se multiplient pour ce dirigeant vieillissant, flatté dans sa passion sénile pour les décorations et les titulatures. Cette avalanche d’honneurs ne constitue cependant pas un retour à un culte de type stalinien. Il ne se forge pas dans l’exclusion de concurrents potentiels. Les pouvoirs concentrés par Brejnev lui sont en effet remis par ses pairs. Il émerge de la classe politique comme l’incarnation du consensus et de la solidarité d’une nomenklatura qu’à aucun moment il ne déborde ni ne menace. La personnalisation du pouvoir au sein d’une coalition vieillissante (en 1980, la moyenne d’âge des membres du Politburo atteint 72 ans) va de pair avec un fonctionnement plus légal des rouages institutionnels (les congrès du parti sont convoqués tous les quatre ans) et une abondante codification du cadre juridique et constitutionnel, qui aboutit, en 1977, à la promulgation solennelle d’une nouvelle Constitution, censée annoncer le passage à l’ère du «socialisme développé».

La crise du «socialisme développé»

Un an après la chute de Khrouchtchev, lors du plénum du comité central de septembre 1965, est lancée une importante réforme économique (dirigée par l’économiste Evseï Liberman) centrée sur une volonté d’élargir la sphère d’autonomie des entreprises. Rapidement, cette réforme se heurte au principe de verticalité qui réglemente, depuis les années 1930, les systèmes de planification et de gestion, limitant toute communication directe entre des entreprises et des administrations appartenant à des ministères différents. L’orientation technocratique et réformatrice, qui met l’accent sur le qualitatif et la croissance intensive et dont Kossyguine s’est fait le principal porte-parole au gouvernement, cède la place, au début des années 1970, au discours volontariste brejnévien, davantage axé sur «l’esprit de parti», qui alterne appels à la discipline et menaces voilées contre les cadres «fautifs de négligence». Le Xe plan quinquennal (1976-1980) confirme l’abandon des velléités technocratiques de la seconde moitié des années 1960. Les priorités retenues – le complexe militaro-industriel, l’exploitation extensive du secteur energétique – ont pour but, dans une conjoncture mondiale favorable aux producteurs d’énergie, de dégager rapidement des excédents de matières premières exportables. Grâce à ces exportations, le pays doit pouvoir importer massivement de la technologie occidentale, qui, espère-t-on, injectera dans l’organisme anémié de l’économie soviétique un peu de productivité. Cette solution de facilité, cette «option de contournement» (Jacques Sapir) ne permet pas de résoudre la crise structurelle qui s’installe, au cœur de l’industrie soviétique, à partir du milieu des années 1970.

Cette crise se traduit par une accumulation de symptômes: brutale décélération des taux de croissance (8 p. 100 par an dans les années 1960, 3 p. 100 environ dans les années 1981-1985); effondrement des gains de productivité (qui passent de + 6 p. 100 à 2,5 p. 100 par an) et des investissements (de 7,5 à 1,8 p. 100 par an); stagnation de la consommation. Cette situation découle d’un certain nombre de contraintes structurelles: une démographie défavorable, un déplacement constant vers l’est des ressources naturelles, ce qui accroît considérablement les coûts d’exploitation, un vieillissement des équipements, le poids, de plus en plus lourd, des dépenses militaires dans une conjoncture de course aux armements, une crise de l’organisation du travail (analysée dans le Rapport de Novossibirsk de Tatiana Zaslavskaïa en 1983).

Dans une économie soviétique en récession, l’agriculture demeure le secteur le plus fragile. Le pays connaît, sur une quinzaine d’années, huit mauvaises récoltes (1969, 1972, 1974, 1975, 1979, 1980, 1981, 1984), imputées, par les autorités, à des calamités climatiques. En réalité, bien d’autres problèmes expliquent ces résultats: conditions déplorables de transport et de stockage, implantation artificielle, dans des régions peu peuplées, d’une agriculture imposée par des méthodes administratives et, plus fondamentalement encore, rupture – depuis la collectivisation – du lien entre le paysan et la terre. Le gouvernement soviétique doit recourir à des importations massives de céréales (25 Mt par an dans les années 1970, 40 Mt par an au début des années 1980) alors même que l’État procède à une injection massive d’investissements dans ce secteur sinistré. En réalité, la clochardisation des campagnes surexploitées depuis la collectivisation a déjà atteint un point de non-retour.

Les transformations sociales

Derrière l’immobilisme de la vie politique, la société soviétique se transforme rapidement, modifiant à la fois les données du fonctionnement économique et celles des rapports entre la société et le pouvoir. Focalisant toute son attention sur la frange ultra-minoritaire de dissidents et sur les «diversions idéologiques de l’étranger», le régime ne voit pas l’émergence d’une société civile.

Une des mutations les plus lourdes de conséquences sur l’économie est le ralentissement de la croissance démographique, doublée d’une forte dégradation de plusieurs indicateurs: forte hausse de la mortalité infantile, baisse de l’espérance de vie, augmentation des suicides, des homicides, des décès par accident du travail. Une des évolutions démographiques les plus remarquées est la différenciation grandissante des taux de croissance entre populations slaves et non slaves. La part des populations musulmanes passe en vingt ans de 10,7 à plus de 16 p. 100 de la population du pays. Cette évolution fait prédire à certains observateurs étrangers un éclatement de l’empire sous la pression démographique des non-slaves. Autre mutation majeure, l’urbanisation et son corollaire, le développement généralisé de l’instruction. Dans les années 1960-1970 se met en place une société urbaine plus éduquée et professionnellement mieux différenciée. L’amélioration des normes professionnelles et éducatives, commencée au cours des années 1930, arrive à maturité, entraînant un réel mouvement de promotion générationnelle, élément important d’un certain arrangement entre le régime et la société. En même temps, les tensions se multiplient entre une structure socioprofessionnelle enfin adéquate aux besoins du système scientifico-industriel et un carcan idéologique qui freine toute initiative individuelle. Une autre conséquence majeure de l’urbanisation et de l’élévation générale du niveau d’instruction est le développement de toute une gamme de structures informelles, de micro-univers, d’espaces de micro-autonomie, avec leurs publics, leurs cultures et leurs contre-cultures, qui structurent progressivement une véritable société civile.

Si les formes d’arrangement et de mécontentement passif demeurent très largement majoritaires, des formes plus actives de désaccord commencent à se manifester à partir de la seconde moitié des années 1960 dans trois milieux principalement: l’intelligentsia créatrice, les minorités religieuses, certaines minorités nationales.

La nouvelle équipe dirigeante, où Mikhaïl Souslov joue le rôle d’idéologue en chef, montre d’emblée sa volonté de clore définitivement tout dégel culturel. Le procès et la condamnation des écrivains Andreï Siniavski et Iouri Daniel (février 1966) ouvre l’ère de la dissidence parmi une minorité d’intellectuels de Moscou et de Leningrad, divisés en marxistes-léninistes authentiques (Roy et Jaures Medvedev), libéraux «occidentalistes» (Andreï Sakharov) et chrétiens «slavophiles» (Alexandre Soljenitsyne). Hors des cercles restreints de l’intelligentsia, la contestation active se développe dans les milieux catholiques de Lituanie, la communauté juive (dont les membres exigent le libre droit à l’émigration face à un antisionisme d’État de plus en plus marqué), la communauté allemande, certains milieux intellectuels des minorités nationales, notamment en Ukraine, en Géorgie, en Arménie et dans les pays Baltes inquiets devant la politique de russification. Dans le rapport de forces, très inégal, entre une poignée de dissidents et l’État soviétique, le poids de l’opinion internationale devient peu à peu déterminant. Il bascule définitivement en faveur de la dissidence après la parution, en Occident, du livre de Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag, en décembre 1973, puis l’expulsion hors d’U.R.S.S. du Prix Nobel de littérature en février 1974. De manière significative, une part notable des travaux de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, qui débute en 1973 à Helsinki, est consacrée à la question des droits de l’homme en U.R.S.S. et dans les pays de l’Europe de l’Est. L’acte final de la conférence d’Helsinki fournit aux dissidents l’occasion de se prévaloir de nouveaux droits reconnus par un traité international qui engage l’U.R.S.S. Dans ce contexte, la machinerie administrative et policière est en partie bridée, surtout lorsque le dissident est pris en charge par une organisation humanitaire étrangère.

L’U.R.S.S. et le monde

Au moment où la nouvelle équipe prend le pouvoir, en octobre 1964, le passif accumulé par la politique extérieure volontariste de Khrouchtchev est assez lourd: la cohésion du camp socialiste est ébranlée; les rapports Est-Ouest restent tendus; la politique de l’U.R.S.S. vis-à-vis du Tiers Monde est dans l’impasse. Pour les nouveaux maîtres du Kremlin, il est urgent de mettre un terme au processus de désintégration du camp socialiste en intégrant davantage – politiquement et économiquement – les pays satellites, de normaliser les relations Est-Ouest, de maintenir une politique de présence et de soutien aux régimes progressistes dans le monde.

L’entrée de la Chine en «révolution culturelle» (1966) enferme ce pays, à la grande satisfaction de l’U.R.S.S., dans un isolement diplomatique quasi total. Si les tensions sino-soviétiques ne disparaissent pas, elles baissent d’un cran. En Europe de l’Est, le principal souci du gouvernement soviétique est de briser l’évolution démocratique qui se dessine, avec le Printemps de Prague (1968) en Tchécoslovaquie, où la nouvelle équipe venue au pouvoir en janvier 1968, tente d’instaurer un «socialisme à visage humain», libéré de toute censure et de la dictature d’un parti unique. Craignant une remise en cause radicale du système politique imposé par l’U.R.S.S. aux pays de l’Europe de l’Est, le gouvernement soviétique, soutenu notamment par les dirigeants est-allemands et polonais, décide, après l’échec de la conférence de Bratislava (3 août 1968) d’intervenir militairement en Tchécoslovaquie (21 août 1968) et de «normaliser» la situation. Gustav Husak, qui remplace Alexandre Dub face="EU Caron" カek à la tête du Parti communiste tchèque, est chargé d’épurer celui-ci. La normalisation de la Tchécoslovaquie a pour conséquence d’accélérer le processus d’intégration de l’Europe de l’Est à l’U.R.S.S. En dehors du pacte de Varsovie et du Conseil d’assistance économique mutuelle (C.A.E.M. ou Comecon), l’U.R.S.S. suscite la création de plusieurs dizaines d’institutions interétatiques chargées de coordonner les économies nationales, au bénéfice de l’U.R.S.S. Ainsi est mis en application le principe de «souveraineté limitée», résultat de la doctrine de l’internationalisme prolétarien, élaborée en 1968 par Brejnev. Ce processus d’intégration croissante suscite des résistances, notamment en Roumanie et en Pologne (1970, 1980-1981). Dans ce pays, l’U.R.S.S. préfère confier la normalisation à un Polonais, le général Jaruzelski (coup d’État du 13 décembre 1981).

Dans le domaine des relations Est-Ouest, la première moitié des années 1970 semble marquer un changement radical, dans le sens d’une réelle détente. Avec la R.F.A., les relations se normalisent à la suite de l’arrivée au pouvoir, le 21 octobre 1969, du chancelier Willy Brandt, décidé à mettre en œuvre une Ostpolitik active. Le traité soviéto-allemand de Moscou (12 août 1970) reconnaît la frontière Oder-Neisse. Cette avancée décisive est consolidée par le traité R.F.A.-Pologne (3 décembre 1970) et un traité bilatéral de reconnaissance R.F.A.-R.D.A. (21 décembre 1972).

L’année 1972 marque un tournant très important dans les relations soviéto-américaines. L’événement catalyseur de ce tournant est l’annonce surprise d’une visite du président Nixon en Chine. L’ouverture de celle-ci en direction des États-Unis est ressentie par l’U.R.S.S. comme une menace. Pour tenter de prévenir le rapprochement sino-américain, les dirigeants soviétiques s’empressent d’inviter Richard Nixon à Moscou. Le sommet Nixon-Brejnev (mai 1972) donne l’impulsion à une série d’accords soviéto-américains. En un an, vingt-trois accords de coopération sont conclus, depuis la protection de l’environnement jusqu’à l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire. Les accords les plus importants concernent la limitation des armes nucléaires (S.A.L.T.-I, 26 mai 1972). En novembre 1974, Gerald Ford, qui a succédé en août à Nixon, et Brejnev arrêtent, à Vladivostok, un protocole de principe sur les lignes directrices d’un nouvel accord, S.A.L.T.-II, conclu en 1979, mais jamais ratifié par le Congrès américain. Le climat de détente est entériné par la signature, le 1er août 1975, de l’Acte final de la Conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe.

Néanmoins, ce climat de détente ne dure guère. La détente repose en effet sur un profond malentendu. Pour les Occidentaux, elle doit être globale: en acceptant le statu quo européen, ils comptent, en échange, que l’U.R.S.S. ne participe pas à la déstabilisation du reste du monde. Pour les Soviétiques, elle se limite à l’engagement de ne pas intervenir dans la sphère occidentale. Elle ne signifie pas le «freinage du cours de l’Histoire», marqué, selon eux, par un affrontement planétaire entre puissances impérialistes et anti-impérialistes. Dans la seconde moitié des années 1970, l’U.R.S.S. poursuit la mondialisation de sa politique extérieure, en multipliant ses engagements, notamment au Proche-Orient et en Afrique. Elle encourage l’intervention cubaine en Angola, aide elle-même la guérilla marxiste au Mozambique, intervient directement dans la corne de l’Afrique, d’abord aux côtés de la Somalie, puis de l’Éthiopie du général Mengistu. L’intervention militaire de l’U.R.S.S. en Afghanistan (décembre 1979) sonne le glas de la détente. Elle ouvre une période de profonde méfiance entre les deux Grands (boycottage mutuel des jeux Olympiques de Moscou, en 1980, et de Los Angeles, en 1984). Au début des années 1980, le bilan de la politique extérieure soviétique apparaît globalement négatif et l’U.R.S.S. s’essouffle dans une course aux armements où les Américains marquent des points (lancement de l’initiative de défense stratégique, l’I.D.S., connue sous le nom de «guerre des étoiles»).

L’intermède Andropov-Tchernenko (novembre 1982-mars 1985)

À la mort de Brejnev (novembre 1982), Iouri Andropov, chef du K.G.B., devient secrétaire général du parti. Malade, il ne reste en fonction que quatorze mois. Un autre géronte du Politburo, Konstantin Tchernenko, lui succède treize mois durant, avant de mourir à son tour. Au cours de l’interrègne Andropov-Tchernenko, aucun des problèmes majeurs de l’U.R.S.S. ne connaît même l’ébauche d’une solution. Andropov se distingue par une brève et inefficace campagne de lutte contre une corruption grandissante et par des appels à la discipline, «par laquelle tout commence». En politique extérieure, les tensions Est-Ouest atteignent leur paroxysme. Toutes les négociations Est-Ouest en matière d’armements sont interrompues. L’U.R.S.S. annonce son intention de déployer de nouveaux missiles SS-20 en Europe de l’Est. Les États-Unis répliquent en installant des bases de Pershing dans plusieurs pays d’Europe occidentale et en activant leur dernière percée technologique (l’I.D.S.). Face à la montée des tensions internationales et à la crise structurelle qui menace l’économie soviétique, la gérontocratie du Kremlin est placée, à la mort de Tchernenko (10 mars 1985) devant des choix radicaux.

7. De la perestroïka à la fin de l’U.R.S.S. (1985-1991)

L’élection de Mikhaïl Gorbatchev, le 11 mars 1985, au poste de secrétaire général du P.C.U.S., ouvre la dernière phase de la période soviétique de l’histoire russe, une phase de six ans au cours de laquelle, de réforme en réforme, d’emballement en emballement, le projet gorbatchévien originel, qui n’avait pour but que de rendre plus efficient le système soviétique existant, débouche sur l’implosion de l’U.R.S.S.

Les premiers choix de Gorbatchev, durant toute l’année 1985, ne semblent pas constituer une rupture radicale avec le passé. Néanmoins, dès le début de 1986, l’évolution s’accélère, avec la mise en avant de deux mots d’ordre: glasnost et perestroïka . La glasnost , c’est-à-dire la transparence, le fait de rendre public ce qui était jusque-là caché, et la perestroïka , c’est-à-dire la restructuration du système, n’ont aucunement pour but de torpiller le socialisme, mais de le rendre plus performant. Néanmoins, une fois le mouvement lancé, il devient très difficile de le canaliser. Censée révéler les insuffisances du socialisme, la glasnost se porte d’emblée au cœur même des instances de légitimation du pouvoir du Parti communiste: l’histoire et, à l’intérieur du champ historique, la question clé du stalinisme. La libération de la parole suscite inévitablement débats et résistances, débordements et effets pervers. L’interrogation sur le stalinisme entraîne celle sur ses sources, le léninisme. La remise en cause se développe bientôt sur les terrains les plus divers: l’écologie, l’histoire, l’idéologie officielle, la politique des nationalités. Les revendications nationales se multiplient: l’anniversaire de la signature du pacte germano-soviétique, dont le protocole secret est évoqué pour la première fois en 1987, provoque des manifestations de masse dans les trois républiques Baltes annexées en 1940. Ces manifestations sont le point de départ d’un processus qui conduit, trois ans plus tard, à la proclamation d’indépendance des pays Baltes.

Le pluralisme des opinions engendré par la glasnost pose rapidement le problème fondamental de leur expression politique, donc du pluralisme politique, terme inéluctable de tout processus de démocratisation. Mais Gorbatchev et son équipe refusent de s’engager dans cette voie, préférant axer, dans un premier temps, leurs réformes sur l’économie.

Dans ce domaine, toutes les mesures adoptées jusqu’à l’automne 1991 – développement de l’autonomie des entreprises, développement des sphères d’initiative privée (activités de service, commerce, artisanat), possibilité pour les agriculteurs de louer des terres pour une longue durée et de disposer entièrement de la production – sont marquées par une volonté de compromis entre le plan et le marché, entre les exigences d’une efficacité économique et celles d’un assistanat social, par un souci de retarder l’échéance décisive de la réforme des prix et du dégraissage des effectifs pléthoriques des fonctionnaires et du personnel des entreprises d’État.

Durant six années, il n’y a, en réalité, ni plan ni marché. La perestroïka casse les mécanismes de l’économie planifiée mise en place dans les années 1930, mais ne parvient pas à définir clairement de nouvelles règles économiques ni à proposer aux travailleurs de nouvelles motivations. Engluée dans des demi-mesures, la politique économique menée entre 1985 et 1991 ne fait qu’aggraver la crise qui s’était installée au cœur du système depuis le milieu des années 1970, portant à son comble le mécontentement populaire. Incapable d’améliorer les conditions de vie du plus grand nombre, le régime de Mikhaïl Gorbatchev devient de plus en plus impopulaire à l’intérieur du pays.

L’échec des réformes économiques éclipse largement des réformes politiques spectaculaires, mais toujours orientées vers le maintien à tout prix d’un système dirigé par le seul Parti communiste et d’une Union des républiques soviétiques fondée sur la coercition et la méconnaissance des aspirations nationales. Dans les années 1987-1990, de nombreuses réformes politiques et institutionnelles introduisent une petite dose de démocratie au sein de ce système: candidatures multiples, Congrès des députés du peuple élus en partie par un suffrage universel direct. Pour court-circuiter les oppositions de ses adversaires politiques dans les organes dirigeants du parti (notamment au Politburo), Gorbatchev taille à sa mesure une nouvelle fonction de chef de l’exécutif, le poste de président de l’U.R.S.S. Élu par le nouveau Congrès des députés du peuple, le président de l’U.R.S.S. tient sa légitimité, même indirectement, du vote populaire. Au-delà de ces importantes réformes institutionnelles, le fait marquant de la vie politique soviétique des années de la perestroïka est le foisonnement de comités, d’organisations, de groupes, de «fronts populaires», embryons de partis politiques poussés sur le terreau des espaces de micro-autonomie qui s’étaient constitués au cours de la décennie précédente. Cette démocratisation par en bas met en lumière les limites et les contradictions d’une démocratisation partielle mutilée par le refus du pouvoir de mettre en cause le monopole du parti unique. À partir de l990, la question du pluralisme est ouvertement posée lorsque Boris Eltsine, un des principaux dirigeants du P.C.U.S., quitte le parti avec fracas.

C’est sans doute dans le domaine de la politique extérieure que les changements, dès 1985, sont les plus radicaux. Gorbatchev définit rapidement trois principaux axes pour la diplomatie soviétique, dirigée par Edouard Chevardnadze, qui a remplacé Andreï Gromyko comme ministre des Affaires étrangères: l’atténuation des tensions Est-Ouest par un désarmement négocié avec les États-Unis et par le règlement des conflits régionaux; l’intensification des échanges économiques; la reconnaissance du statu quo territorial dans le monde. À l’issue de plusieurs sommets entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev, Américains et Soviétiques signent, le 8 décembre 1987, un accord sur le démantèlement des missiles nucléaires à moyenne portée, mettant ainsi fin à une période d’extrême tension. La nouvelle équipe met également fin à l’intervention militaire soviétique en Afghanistan (retrait soviétique unilatéral entre mai 1988 et février 1989). L’U.R.S.S. normalise ses relations avec la Chine (visite de Gorbatchev à Pékin en mai 1989).

L’assainissement du climat international contraste, notamment à partir de l’été 1990, avec l’accumulation de problèmes intérieurs non résolus: la question du pluralisme politique, celle de l’économie de marché, la révision du pacte fédéral. Étroitement lié à l’introduction de l’économie de marché, ce dernier est censé élargir les droits des républiques. Sur toutes ces questions, les événements vont, en l’espace d’un an, prendre de vitesse législateurs, économistes et politiques. L’élection de Boris Eltsine à la présidence du Parlement de Russie (29 mai 1990) cristallise le conflit entre ce champion des partisans d’une poursuite résolue des réformes et Mikhaïl Gorbatchev, soucieux de sauvegarder les intérêts du centre face aux exigences croissantes d’autonomie, voire d’indépendance des républiques. Durant l’hiver 1990-1991, la tension monte entre Moscou et les pays Baltes, qui désirent proclamer leur indépendance. L’élection au suffrage universel de Boris Eltsine à la présidence de la Fédération de Russie (12 juin 1991) lui donne une nouvelle légitimité face à Gorbatchev. Face à l’accélération des événements qui semblent conduire à l’éclatement de l’U.R.S.S., divisée en pouvoirs concurrents, les éléments les plus conservateurs du Parti communiste fomentent un coup d’État, qui échoue au bout de trois jours (19-21 août 1991) face à la détermination et à la résistance de Boris Eltsine, soutenu par la population et par la majeure partie de l’armée.

L’échec du putsch accélère brutalement la désagrégation de l’Union: huit républiques proclament leur indépendance dans les jours qui suivent. Les activités du P.C.U.S. sont suspendues, puis interdites. Le comité central est dissous, et Gorbatchev doit démissionner de son poste de secrétaire général du parti désormais interdit. Le K.G.B. est démantelé. Dans les semaines qui suivent, Gorbatchev apparaît comme le président d’une Union qui n’en est plus une. Le 1er décembre 1991, l’Ukraine se prononce, à son tour, pour l’indépendance. Le 8 décembre, les présidents de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie, réunis à Minsk, constatent que l’U.R.S.S. n’existe plus et décident de former une Communauté des États indépendants (C.E.I.) ouverte à tous les États de l’ex-U.R.S.S.. Le 21 décembre, au sommet d’Alma-Ata, huit autres républiques rejoignent la C.E.I., entérinant ainsi la fin de l’U.R.S.S. Il ne reste plus à Mikhaïl Gorbatchev qu’à mettre fin à ses fonctions de président d’une entité qui a cessé d’exister (25 décembre 1991).

L’année 1991 est ainsi entrée dans l’histoire comme le terme d’une expérience commencée en 1917, institutionnalisée en 1922 par le traité qui créait l’U.R.S.S. La faillite du système qui avait, depuis sept décennies, soudé l’ex-Empire tsariste, pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. Depuis 1991, ce qui se joue dans les pays issus de l’ex-U.R.S.S., c’est à la fois l’avenir d’une modernisation inachevée et celui d’une démocratie naissante et fragile.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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